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Billet de blog 4 septembre 2021

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Le patriarcat a-t-il existé de tout temps? par Nicole Chevillard

C’est la question que posait, une fois de plus, la philosophe Geneviève Fraisse dans son article intitulé "L'émancipation des femmes est une histoire sans fin" paru dans Le Monde du 18 juillet 2018, dans la série "Fin du patriarcat" (3/5)

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C’est la question qu’est venue poser, une fois de plus, la philosophe Geneviève Fraisse dans son article intitulé "Lémancipation des femmes est une histoire sans fin" paru dans Le Monde du 18 juillet 2018, dans la série "Fin du patriarcat" (3/5)

L’auteure y définit dabord ce quelle entend par patriarcat, « un mot qui dit le système, le système comme théorie politique raisonnée et fondement de la société. La domination masculine, mot qui lui sert d’équivalent, dit la continuité anthropologique dune organisation sociale hiérarchisée ». La philosophe poursuit : « La fin supposée possible de ce régime politique nous oblige à poser la question du commencement, du début. "Quand" ? Quand cela a-t-il commencé ? »

Elle oppose alors deux réponses historiquement datée : « Bien connue est l'affirmation d’Engels qui, au XIXe siècle, affirma qu'il y eut une "défaite historique du sexe féminin", un avant et un après la prise de pouvoir définitive du sexe masculin. A l'opposé, Simone de Beauvoir, au XXe siècle, trancha dès l'introduction du Deuxième Sexe : la dépendance des femmes « n'est pas la conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée". Geneviève Fraisse s’interroge : « Peut-il y avoir une fin si la question des commencements reste en suspens ? ». Mais elle dévie assez vite sur l’analyse de conceptions plus modernes du patriarcat, dans ses liens, notamment, avec le capitalisme.

 Il est vrai que la réflexion sur les « commencements », pour reprendre le terme de Geneviève Fraisse, ne déchaine aucun enthousiasme, aucun désir de recherche, comme si elle était déjà dépassée avant même d’avoir été résolue. Tout se passe comme si l’évidence apparente dune hiérarchie des sexes allait de soi, avait toujours été là, inscrite dans les hormones et les lois de la nature.

 C’est tout un champ d’étude qui passe ainsi à la trappe, au bénéfice immédiat de ceux qui pensent les sociétés humaines en terme d’inégalités fondamentales, qu’il s’agisse des riches et des pauvres, des "élites" et des  "paumés", des blancs et des noirs, des hommes et des femmes. Des inégalités d’autant plus pernicieuses qu’elles sont depuis longtemps intériorisées par ceux mêmes quelles desservent. Une sorte d’idéologie dominante destinée, avant tout, à masquer que d’autres mondes sont possibles, à les réduire à l’état d’utopies sans fondements historiques.

 Or non seulement d’autres mondes sont possibles, mais ils ont existé. Et si Simone de Beauvoir ne les a pas vus, c’est simplement parce que, lors de l’écriture du "Deuxième sexe", elle s’est largement inspirée des thèses de Claude Lévi-Strauss, un auteur incontournable de son époque, une période où son ouvrage sur les « Structures élémentaires de la parenté » (première édition en 1947) avait pratiquement force de loi. Pour Claude Lévi-Strauss, tout commence avec l’échange des femmes entre groupes humains dominés par des hommes. C’est ainsi que les premières sociétés humaines "élémentaires" se seraient structurées, ainsi que la civilisation serait née.

 Or cest faux ! Parmi les sociologues et les ethnologues qui ont succédé à Claude Lévi-Strauss, nombreux sont ceux qui ont apporté la preuve de sociétés où l’échange des femmes n’était pas la règle, mais plutôt la circulation des hommes entre plusieurs groupes humains matrilocaux.

 Plusieurs exemples de ces sociétés matrilinéaires et matrilocales (vivant en Afrique, en Océanie et en Amérique) ont été recensés dans une thèse de doctorat qui a, par la suite, donné lieu à un ouvrage collectif intitulé "Travail des femmes pouvoir des hommes" et dont la version française a été publiée aux éditions "La Brèche" en 1987 (édition initiale en anglais aux éditions Verso, Londres, 1986).

 Il n’y a, de fait, aucun doute possible sur l’existence de sociétés qui, sans être "matriarcales" (au sens que l’on pourrait donner au symétrique inversé de "patriarcal") sont, de facto, organisées autour d’un groupe de femmes liées par la parenté et dotées d’un pouvoir de contrôle sur le respect des règles communes, ce que l’on pourrait nommer l’esquisse d’un "contrat social", basé, il est vrai, sur des structures "élémentaires", lignagères, de parenté, mais sans domination d'un sexe sur l'autre et pratiquant des rapports de réciprocité.

 La plupart des sociétés restées matrilinéaires mais devenues patrilocales (en Afrique subsaharienne notamment) conservent le souvenir, et des rites, qui rappellent leur passage de la matrilinéarité à la patrilinéarité (un échange des femmes souvent contrôlé par les oncles). Ce système à la fois matrilinéaire et patrilocal est, certes, un peu bancal, mais il a, déjà, sur le système précédent, l'avantage d'une meilleure efficience économique (et militaire) d'une structure hiérarchique ou le groupe des hommes adulte impose sa volonté au groupe des femmes (en tant que productrices de biens agricoles notamment) et au groupe des jeunes hommes (en tant que guerriers notamment).

 Que le patriarcat dans ses deux composantes majeures (patrilocalité et patrilinéarité) ait fini par s'imposer dans la plupart de ces sociétés n'a rien d'étonnant car il est plus cohérent socialement et plus efficace dans les combats de clans.

Mais la plupart des mythologies ancestrales de ces sociétés lignagères (celles qui ne sont pas passées sous le rabot des religions monothéistes) conservent le souvenir de ces ruptures, de la "défaite historique du sexe féminin" comme le dit Engels. Il est même stupéfiant de constater à quel point les récits des origines que l'on trouve aussi bien en Afrique que chez les Indiens d'Amérique ou en Océanie se ressemblent. Les mythes racontent comment les ancêtres masculins se sont autrefois emparés des objets sacrés découverts et détenus par les ancêtres femmes. Il peut s'agir de tambours, de flutes, d'arc ou d'autres armes, mais l'histoire est toujours la même : pour de plus ou moins bonnes raisons, les hommes se sont emparés de ces signes sacrés (signes du pouvoir) et en ont interdit l'accès aux femmes, souvent sous peine de mort.

Il y a donc bien eu "un début" à l'aliénation, la première, celle des femmes. L'invention de cette forme de domination s'est avérée déterminante. Car c'est le même modèle qui a, par la suite, été réutilisé dans l'invention de l'esclavage. Etranger, vaincu, l'esclave masculin s'est retrouvé ravalé au statut, mineur, qui était celui des femmes. Comme elles, il peut être échangé, il n'a pas accès à la propriété, pas même aux premières formes de propriété collective du groupe auquel il appartient.

 L'histoire des aliénations avait commencé. Elle n'était pas prête de s'interrompre. Pour comprendre la force de résistance du patriarcat dans les sociétés modernes, on ne peut faire l'impasse sur ce rôle de creuset des autres aliénations qu'il a engendrées.

En complément tous les jours la rubrique Féminisme/LGBT+ de la Revue de Presse Emancipation!

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