Cela fait au moins depuis 2017 au Sri Lanka que les classes populaires se lèvent quasi sans discontinuer contre l'ordre établi capitaliste dans ce pays de 22 millions d'habitants où le mouvement ouvrier a une forte tradition politique. Ce mouvement populaire a pris plus d'ampleur en fin d'année 2021 et depuis avril 2022 est en train de poser la question du pouvoir.
Cela se traduit au travers de la principale exigence des grèves et manifestations qui, depuis avril et les tentatives populaires d'occupation des résidences du président, du 1er ministre et nombre de ministres et députés, est l'exigence de virer le président Gotabhaya Rajapakse et son gouvernement, un régime semi-présidentiel où le président fait aussi fonction de chef du gouvernement et où l'armée tient les postes essentiels. Ainsi, dans la foulée des tentatives d'occupation des sièges du pouvoir, des milliers et des milliers de personnes se rassemblent et campent sans discontinuer jour et nuit depuis le 9 avril à "Galle Face" un quartier résidentiel de Colombo, la capitale, face aux bureaux présidentiels. "Galle Face" est ainsi devenu une sorte de village révolutionnaire, l'épicentre permanent de la contestation, avec débats, fêtes, meetings, rencontres où se réunissent des jeunes, des travailleurs, des femmes, des étudiants, artistes, des tamouls, cinghalais, boudhistes, musulmans ou chrétiens de toute l'île en toute fraternité, où on discute de comment changer le monde. Certains jours, à "Galle Face", le nombre atteint dix, vingt ou trente mille participants. En même temps, des manifestations sont également organisées quasi quotidiennement dans toutes les grandes villes de l'île avec la participation de milliers ou de dizaines de milliers de personnes
Le mouvement de protestation a pris un tour plus radical début avril en réponse à des conditions de vie insupportables. Les prix des produits essentiels, les aliments, le carburant, le gaz et les médicaments, augmentent en effet chaque jour de manière très importante et les pénuries sont fréquentes, créant de longues files d'attente partout tandis que l'approvisionnement en électricité est limité dans la journée.
Le mouvement d'avril s'est déclenché sure les réseaux sociaux indépendamment de tous les syndicats et partis d'opposition qui jusque là jouaient le jeu tranquille de manifestations et journées d'action convenues et sans effet. Ces directions de l'opposition ont d'ailleurs dans un premier temps dénoncé ces organisateurs anonymes des réseaux sociaux.
Dans le même temps, les directions syndicales ont tout fait pour empêcher une action politique indépendante de la classe ouvrière contre le gouvernement en organisant des journées d'action dispersées et par catégories professionnelles et uniquement sur des questions économiques, alors que les manifestants de la base ouvrière scandaient systématiquement des slogans politiques pour chasser le gouvernement.
Par ailleurs les dirigeants syndicaux et politiques d'opposition refusaient de se rendre au campement de "Galle Face" laissant ainsi l'initiative dans ce campement aux représentant des classes moyennes qui faisaient tout pour empêcher qu'on y fasse de la politique en utilisant le rejet spontané des politiciens bourgeois, avec le slogan "no politic", pour y interdire surtout l'expression d'une politique ouvrière révolutionnaire, se contentant pour leur part de vider de tout contenu social l'exigence de limoger le pouvoir, n'ayant pas d'autre ambition que de juste le remplacer par un autre du même acabit et par les voies parlementaires. Pourtant à "Galle Face" où de nombreux travailleurs sont présent mais à titre individuel, c'est une ambiance révolutionnaire qui y domine mais qui n'a pas encore trouvé son expression propre.
De leurs côtés, les grands partis d'opposition, principalement le JVP, d'obédience marxiste et hier guérilleriste mais aujourd'hui très intégré au système et le SJB, une scission plus jeune, plus moderne, relookée, du principal parti bourgeois, promettaient tous les deux de faire tomber le gouvernement par les voies parlementaires avec une motion de censure, mais ne le faisaient pas, trainaient en longueur tandis qu'au bénéfice de cette paralysie, le pouvoir reprenant des couleurs, tentait de se lancer dans la répression violente.
Cette répression et cette paralysie ont alors provoqué un nouveau coup de colère de la classe ouvrière poussant ses organisations politiques et syndicales à d'une part rejoindre le combat politique de "Galle Face" pour faire tomber le pouvoir et d'autre part à intervenir dans la situation en tant que classe ouvrière par une grève générale. Elle fut organisée le 28 avril. Cette grève générale fut un véritable tsunami populaire, tout était arrêté, tout était bloqué, le pays entier était en grève montrant la puissance potentielle de la classe ouvirèe dans la situation. Du coup, sous cette pression, les organisations syndicales sont intervenues en tant que telles à Galle Face pour exiger à leur tour le départ du pouvoir avec, parce que ça poussait en bas, l'organisation d'un véritable pouvoir du peuple, comme des banderoles spontanées l'exigeaient : "tout le pouvoir au peuple". Mais il ne fallut pas attendre longtemps pour comprendre que ce pouvoir du peuple n'était pas la démocratie directe du prolétariat, un gouvernement des travailleurs, appuyé sur ses organes de base déjà existants au niveau syndical, ou à créer au niveau local, mais un gouvernement JVP-SJB, acquis non pas par la révolution de rue, mais par les voies parlementaires et la toujours fameuse motion de censure, qui un instant oubliée, faisait son retour au lendemain du 1er mai, où il y eut une participation ouvrière importante à Galle Face et où toutes les manifestations ont terminé leur parcours.
On en est là.
Il y a donc d'une part une très forte pression populaire qui cherche à construire son expression et son organisation autonome pour aller vers le renversement du système capitaliste, la tendance qui s'est exprimée en Inde avec la coordination paysanne et ses organes de démocratie directe les Mahapanchayats et d'autre part une tentative des classes bourgeoises de prendre la tête du soulèvement au travers de leurs organisations syndicales et politiques d'opposition, de gauche comme de droite, pour certes renverser le gouvernement en place mais avec le but global de sauver le système, comme ça s'est passé au Pakistan il y a quelques semaines.
Jacques Chastaing 4 mai 2022

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