par Dany Laferrière - Libération
J’ai longtemps rêvé d’être écrivain, j’ai longtemps rêvé d’être poète et de pouvoir guider les mots vers tous les vents possibles. Mais à un moment donné, il faut le dire, il faut que j’avoue ma défaite : concrètement, je n’arrive pas à écrire un texte, un poème, sans le lexique des armes, du sang et des cadavres. Aujourd’hui, avec Haïti au fond de moi, je ne sais rien de la vie, mon cœur ne sait rien de l’espoir. Je n’ai pas de cerveau pour penser contre la mort, je n’ai pas de corps pour écrire un texte, je n’ai pas d’esprit pour produire une réflexion ou formuler une quelconque opinion, je vis – pardon pour ce mot vide de sens – avec un pays mort dans la tête et dans le corps, je suis moi-même un cadavre en vacances. Oui, voyez dans mon corps celui de tous les Haïtiens qui vivent en Haïti, et vous comprendrez que je suis mort depuis longtemps. Il ne faut pas demander à un cadavre de discourir sur la mort, sur sa propre mort. Ceci n’est pas une tribune, il n’y a qu’avec du sang que je peux remplir une page. Si j’ose ouvrir ma bouche, si j’ose écrire quelque chose, je ne ferai que donner libre cours à la pensée rouge de mes veines.
Ne me demandez plus les nouvelles de mon pays. Si vous cherchez mon corps, vous le trouverez sur un trottoir de Port-au-Prince, ma ville bénie de toutes les blessures. Si vous cherchez des balles, sachez qu’elles ne sont pas perdues, vous les trouverez dans le corps de chaque Haïtien. Si vous cherchez chez moi des bébés morts par balles, vous en trouverez. Si vous cherchez une adolescente kidnappée-violée-tuée puis jetée sur un tas de déchets, vous en trouverez. Si vous cherchez Monferrier Dorval après qu’il a dénoncé un pouvoir corrompu, vous le trouverez assassiné chez lui. Si vous cherchez Grégory Saint-Hilaire, un étudiant qui voulait du soleil pour son pays, vous le trouverez endormi dans la nuit éternelle par une balle d’un agent de sécurité du Palais national. Si vous cherchez Antoinette Duclaire, une voix qui s’élevait pour la vie et la dignité de son peuple, vous la trouverez morte. Si vous cherchez à compter nos cadavres, vous êtes voués à l’échec. Si vous cherchez des corps humains livrés aux cochons après un massacre d’Etat, vous en trouverez. Si vous cherchez des massacres d’Etat, préparez-vous à compter. Si vous cherchez des soi-disant grands pays qui soutiennent cet Etat assassin, vous en trouverez. Si vous cherchez la plaie qui ronge le cœur d’Haïti depuis une décennie, c’est le régime PHTK [Parti haïtien Tèt Kale, ndlr]. Si vous cherchez un pouvoir qui n’agit que par la voie de la violence et de la répression, vous en trouverez. Si vous cherchez un président qui a tout fait pour tuer un peuple, vous en trouverez. Si vous cherchez ce président, vous le trouverez maintenant sur le lit du pays anéanti, les dents arrimées au pain quotidien de la mort.
Après tout, il faudrait pleurer. Mais où iront nos larmes ?
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