par Jacques Chastaing
Beaucoup d'indiens et d'observateurs attendaient avec fébrilité les résultats des élections législatives dans cinq États ce 10 mars 2022, Uttar Pradesh, Pendjab, Uttarakhand, Manipur et Goa, mais surtout dans les deux premiers parce qu'ils ont une grande importance politique pour le tout le pays.
Tous les yeux étaient fixés sur l'Uttar Pradesh, tout d'abord, parce que c'est l'Etat le plus peuplé du pays avec 210 millions d'habitants mais surtout parce qu'il est dirigé par l'idéologue du BJP, Yogi, qui n'hésite pas à se référer à Hitler ou Mussolini et dont L’État est la vitrine symbolique de l'Hindutva, la politique de discrimination et de divisions haineuses du BJP entres religions, castes et sexes. Pour cette raison, le mouvement paysan en avait fait un enjeu national, appelant à ne pas voter pour lui et sa politique réactionnaire. Le SKM (coordination nationale de paysans) expliquait qu'une défaite du BJP dans cet État serait le début de la fin pour le pouvoir de ce parti dans tout le pays et par là, le déclin de cette politique de haines. Il espérait également avec une défaite du BJP qui serait attribuée au mouvement paysan, pouvoir se relancer après sa décision très contestée de suspendre le mouvement en novembre 2021 sans profiter de l'élan que venait de lui donner son énorme victoire dans la rue contre le BJP qu'il avait obligé à reculer.
Les résultats ont donc donné une important recul du BJP, puisqu'il est passé de 325 sièges en 2017 à 255 cette année. Mais ce résultat lui permet cependant de continue à diriger l'Etat, puisque son challenger, le Parti Socialiste ( qu'on peut difficilement classé à gauche en particulier en Inde) a pour sa part fortement monté, passant de 47 sièges à 111, mais pas suffisamment pour empêcher le BJP de garder le pouvoir. Les dirigeants paysans, en particulier Rakesh Tikait ont expliqué que le BJP avait certainement fortement truqué les élections, puisqu'il est coutumier de ce genre de tricheries. De la même manière, très conscient des enjeux de cette élection, le BJP a mis des énormes moyens financiers dans cette campagne, a distribué beaucoup d'argent d'une manière ou d'une autre aux électeurs, et a utilisé les pressions diverses qu'il sait utiliser, par exemple la menace de prison pour ceux qui voudraient contrôler le dépouillement des votes Mais, au delà de cela, on peut probablement aussi expliquer ce résultat, par la suspension par le SKM du mouvement paysan en novembre 2021 qui y a perdu de son autorité et surtout, parce qu'une forte minorité de la direction du SKM souhaitait se présenter aux élections au Pendjab, alors que justement le mouvement paysan avait toujours fortement critiqué le jeu électoral qu'il jugeait fondamentalement truqué.
Le Pendjab justement, (30 millions d'habitants) était le second Etat sur lequel se portaient tous les regards, parce qu'il avait été l'épicentre du mouvement paysan. Or là, la volonté de changement a porté ses fruits. Le BJP est passé de 18 sièges à 2, c'est-à-dire une quasi disparition (en même temps d'ailleurs que son allié sikh), tandis que le parti du Congrès (l'autre grand parti bourgeois qui dirige le pays en alternance avec le BJP) qui dirigeait cet Etat s'est écroulé en passant de 77 sièges à 18. Le grand vainqueur est l'AAP (parti de l'homme ordinaire) sorte de Podemos espagnol à l'indienne, qui passe de 20 sièges à 92 et va donc diriger l'Etat. En même temps, le SSP, le parti paysan qu'avaient voulu créer certains dirigeants du SKM, s'était désagrégé, avant même les élections, sous le feu des critiques paysannes internes. C'est donc contre les deux grands partis bourgeois, BJP et Congrès, que s'est exprimée la colère paysanne. Et c'est l'AAP qui en a bénéficié, pour qui le Pendjab devient ainsi le premier Etat indien qu'il va diriger, après déjà le Territoire de Dehli, qui n'a pas pour sa part le statut d'Etat. Dans les trois autres Etats, beaucoup plus petits, 2, 3 et 10 millions d'habitants, il y a un certain recul du BJP et de la même manière pour le parti du Congrès, au profit par exemple au Manipur de partis des tribus indigènes.
Le BJP a donc sauvé les meubles même s'il prend un coup sérieux, tandis que l'autre parti d'alternance, le parti du Congrès, qui espérait bénéficier du discrédit du BJP est lui, renvoyé dans les cordes. Le mouvement paysan n'a pas renversé le système mais l'a tout de même fortement ébranlé.
Prochaine étape dans la rue, les 28 et 29 mars, pour un appel historique des syndicats ouvriers et paysans à une grève générale de deux jours consécutifs, ce qui ne s'est jamais fait en Inde. Or cette décision d'une grève générale de deux jours consécutifs est aussi un résultat provoqué par la pression du mouvement paysan. Or la dernière grève générale d'un seul jour avait entraîné jusqu'à 250 millions de travailleurs et enclenché le mouvement paysan lui-même. Modi n'est donc pas sortie d'affaires, d'autant que la victoire des paysans dans la rue a encouragé beaucoup de travailleru a entrer en lutte.
Ainsi, les Anganwadis (près de 3 millions d'employées femmes de crèches, centres de santé et d'éducation ruraux) qui jouissent d'une forte estime en Inde, qui ont commencé leur lutte aux côtés du mouvement féministe Shaheen Bagh en 2019 puis l'ont continué aux côtés des paysans en 2020/2021, l'ont encore amplifié très largement aujourd'hui avec des grèves quasi générales dans de n ombreux Etats du pays depuis plusieurs mois, pour leurs salaires et leur statut. Dans le sillage encore vivace du soulèvement paysan, elles sont en train de réunifier paysans, ouvriers, étudiants et féministes et appellent par exemple ce 10 mars en Haryanas à un Mahapanchayat (sorte d'AG de démocratie directe qui avait été l'apanage du mouvement paysan) réunissant Anganwadis, paysans, étudiants et ouvriers pour décider ensemble de la suite de leur combat.

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