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Billet de blog 20 février 2022

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Les luttes sociales sont en train d'envahir la période électorale - J. Chastaing

Ces périodes sont conçues pour stopper les conflits sociaux en faisant rêver aux lendemains qui chantent, et en divisant la classe ouvrière entre les différents candidats ou les partisans de l'abstention. Or aujourd'hui, c'est l'inverse qui est en train de se passer, les luttes et grèves ouvrières sont en train d'envahir la période électorale.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

par Jacques Chastaing, le 19.02.2022

UN CHANGEMENT GLOBAL DE RAPPORT DE FORCES EN COURS PAS ENCORE CONSCIENT

Nous assistons à une recrudescence, sans précédent dans l’histoire, des luttes des travailleurs en termes d’échelle et de portée. La dissémination mondiale de la production à grande échelle depuis les années 1990 a entraîné la formation de nouvelles classes travailleuses et de vagues successives de conflits de classe. Au début du XXIe siècle, lorsque l’épicentre de la production industrielle à grande échelle s’est déplacé vers le continent asiatique, les luttes ouvrières ont fait de même. N'ayant pas beaucoup d'informations sur la Chine, c'est en Asie du sud, principalement en Inde, au Pakistan, au Sri Lanka qu'on voit se développer une lutte de classes massive. Alors que l’ampleur du défi posé à l’humanité par la crise du capitalisme mondial est également sans précédent, c’est dans ces luttes qu’est en train d'émerger un projet émancipateur capable de nous sortir de ce capitalisme destructeur, vers un monde où la dignité humaine vaut plus que le profit. 

Ce qui s'est passé en Inde avec la lutte historique des paysans pauvres tout au long de cette dernière année de fin 2020 à fin 2021, leurs embryons de pouvoirs populaires, leur démocratie directe avec les Mahapanchayats et leur victoire considérable en novembre 2021 qui a fait reculer le pouvoir de la droite extrême, en donne une indication. En même temps, les élections décisives pour l'avenir du pays et la trajectoire à venir de la lutte de classe, qui ont lieu actuellement en février/mars 2022 dans les États indiens de l'Uttar Pradesh et du Pendjab (250 millions d'habitants à eux deux)  - l'épicentre de la lutte paysanne et ouvrière du moment -, donnent l'expression la plus aboutie pour le moment de la transformation que la lutte de classe exerce sur la vie politique et les élections à l'échelle mondiale. Des élections présidentielles récentes aux USA jusqu'à un certain nombre de celles dans des États d'Amérique latine ces derniers mois en passant très probablement par les prochaines élections présidentielles en France, nous sommes en train de glisser d'un combat au sein même du jeu électoral traditionnel bourgeois autour de  l'alternance gauche/droite vers un combat qui sort de ce jeu rituel pour opposer le monde prolétarien au monde bourgeois. En même temps, la lutte de classe jusque là défensive des ouvriers passe à une lutte de classe offensive en se posant la question du monde de demain. 

En Inde, le soulèvement paysan refuse de participer au jeu conventionnel électoral tout en pesant sur lui. Il mène une campagne intense et massive appelant à voter dans tout le pays pour qui les électeurs le veulent sauf pour le BJP, le parti du pouvoir de la droite extrême, et particulièrement en Uttar Pradesh qui est dirigé par ce parti et en est son laboratoire et son symbole. Au Pendjab, il appelle à y ridiculiser ce parti en ne votant pas pour lui, mais aussi en donnant un avertissement à son parti rival et d'alternance bourgeoise de centre gauche, le parti du Congrès qui dirige pour sa part cet État. L'objectif est que ce soit en quelque sorte le mouvement de lutte prolétarienne de la rue qui dicte le jeu et batte les partis traditionnels bourgeois dans ces élections en écrasant la politique réactionnaire de divisions et de haines religieuses, de castes et de sexes du BJP au profit d'une politique d'émancipation, de solidarité et d'union entre caste, sexes ou religions que prône le mouvement paysan par delà ses revendications économiques.

En France, dans les élections ces dernières années, l'expression prolétarienne se faisait entendre plus ou moins, tout à la fois dans et hors du jeu électoral, de manière massive et grandissante, mais passive par le biais de l'abstention. Aujourd'hui, comme en Inde même si c'est de manière moins importante, à proximité des élections présidentielles, le mouvement de luttes sociales  ininterrompu depuis trois ans, des Gilets Jaunes au convoi de la liberté en passant par le  mouvement anti-pass et en même temps la vague actuelle de très nombreuses grèves pour des augmentations de salaires qui en suit bien d'autres depuis 2018, est en train d'englober et de dévorer le jeu électoral traditionnel et d'y donner le ton, pour y faire entendre la solution prolétarienne. Ce faisant, le sens des votes ou de l'abstention va y changer. 

Avant de voir cela, comprenons les caractéristiques particulières que la lutte de classe est en train de prendre.

L'EMANCIPATION VIENDRA DE LA FUSION DES LUTTES GREVISTES ET DES LUTTES DE LA RUE

Depuis 2009/2011 avec la mondialisation de l'économie, la restructuration du capital  et les révolutions arabes, on assiste dans le monde occidental et en France, à une vague de grèves et luttes qui n'a pas cessé depuis avec une accélération à partie de 2016 puis 2018-2019, un léger recul avec la pandémie, puis une recrudescence à nouveau maintenant. Cependant, la période de la pandémie a changé en profondeur pas mal de choses et les conflits qu'on connaît à l'heure actuelle ne sont plus les mêmes que ceux de la période 2009/2011, ni même ceux de la période 2018/2019. 

Aux trois types de luttes traditionnelles, se sont ajoutés un nouveau lieu et un autre caractère.

Comme nouveau lieu, il y a les luttes de rue dont l'importance s'est lu avec les occupations des places Tahrir en Égypte ou de la Kasbah en Tunisie et dans leur foulée, les mouvements Occupy dans le monde et dans cette filiation aujourd'hui encore en France, après Nuit Debout, les manifestations des Gilets Jaunes avec l'occupation des rond-points ou encore celles des opposants au pass sanitaire comme du Convoi de la Liberté. En même temps, parallèlement à ces manifestations de rue, les grèves traditionnelles dans les entreprises ne cessent pas. On oublie souvent que si Moubarak est tombé, c'est par la mise en route d'une grève générale en Égypte dés le début du mouvement d'occupation des rues.

Ces deux types de lieux, rues et entreprises, dont la convergence est la clef de leur réussite, sont habités par trois types classiques  de combats et milieux prolétariens auxquels s'est rajouté un quatrième avec la pandémie.

Il y a d'abord les luttes des secteurs de la classe ouvrière directement face au capital qui sont en train d’être détruits par les restructurations et les fermetures d'entreprises, souvent des secteurs masculins et assez syndiqués. Il y a ensuite les luttes des secteurs de la classe ouvrière en cours de formation, qui ont été incorporés comme salariés pendant les dernières phases d’expansion en particulier dans le secteur du service ou de la santé qui se battent pour la préservation du lien social, avec de nombreuses femmes, des secteurs globalement peu syndiqués. Il y a encore les luttes des travailleurs qui ne sont pas directement contre le capital mais plutôt contre la misère et contre le gouvernement, parce que le capital les ignore et ne les exploite qu'indirectement,  les auto-entrepreneurs, les chômeurs de longue durée, les précaires, les travailleurs des régions abandonnées, qui sont des secteurs pas du tout syndiqués voire hostiles aux syndicats. 

Enfin, aujourd'hui, une nouvelle catégorie de lutte de la classe ouvrière est apparue qui transforme le caractère de l'armée de réserve, les chômeurs, jusque là le meilleur moyen de pression du capital sur le travail. Avec la pandémie, certains travailleurs se sont montrés prêts à perdre leur emploi par conviction contre l'obligation vaccinale, mais surtout des travailleurs démissionnent en nombre ou refusent tout travail parce qu'ils sont mal payés mais surtout épuisés et dégoûtés.  

Aux USA, ce phénomène de refus de l'exploitation ou de l'oppression est massif. On assiste aujourd'hui à la plus grande « grève de fait » qu'ait jamais connu le pays. C'est un phénomène mondial dans les pays occidentaux. C'est aussi ce qu'on voit ici en France dans les services faiblement rémunérés et aux conditions de travail difficiles, chez des travailleurs de l’hôtellerie et de la restauration, des camionneurs indépendants sur de longues distances, des chauffeurs-livreurs dans les villes, des travailleurs du commerce de détail, des enseignants, des chauffeurs d’autobus scolaires, des infirmières, des aides à domicile, des travailleurs des entrepôts et de l’industrie alimentaire, tous épuisés, usés, poussés à bout depuis deux ans avec le covid, mais  un instant héros et premiers de cordée, ainsi plus conscients de leur rôle important dans la société. Certains secteurs manufacturiers sont aussi touchés en particulier dans l'intérim. Peugeot par exemple n'arrive plus à trouver aujourd'hui comme hier de jeunes travailleurs en intérim qui acceptent de se faire exploiter et humilier pour rien. Les rouages bien huilés de l'exploitation capitaliste se grippent et  avec lui tout le système idéologique et politique qui la justifie. 

Ce qui est important de bien comprendre pour les effets « politiques » de ce phénomène, c'est que ce manque de main d’œuvre n'est plus subi mais choisi. 

Cela a comme conséquence que la politique traditionnelle des partis réactionnaires pour faire baisser les salaires et faire accepter le pire aux travailleurs – en diminuant les protections chômage ou sociales, en détruisant les services publics, en « affamant les travailleurs » – se heurte à un mur. Cela fait perdre une partie de son efficience aux politiques rétrogrades, obscurantistes, racistes dont le but est de faire accepter des reculs sociaux aux classes populaires en les divisant. Les politiciens dont c'est le fond de commerce comme Zemmour, tentent alors d'en amplifier l'abjection pour tenter de retrouver de l'efficacité. Mais rien n'y fait, Zemmour devient peut-être tout autant ridicule qu'il fait peur. Du coup, le grand patronat se résout à devoir améliorer les conditions de travail et d'augmenter les salaires face à cette difficulté à trouver de la main d’œuvre, d'autant que ceux qui ont du travail sentent et utilisent cette situation de pénurie et multiplient les luttes pour les salaires. Ce qu'on voit de plus en plus ces derniers mois aux USA ou en France où le nombre d'entreprises qui cèdent à la moindre grève ou même à la menace d'une grève, grandit à toute vitesse, contribuant à ce qu'une proportion grandissante de travailleurs retrouve confiance en elle et dans la lutte. 

Cette quatrième caractéristique du combat ouvrier issue de la pandémie est ainsi un événement mondial, certainement à dimension historique dont on a peut-être pas encore pris toute la mesure.

Bien sûr, dans toute la période passée, le capitalisme en crise avait tendance  - et il l'a encore - à renforcer les « monstres » des mouvements néofascistes, racistes, patriarcaux, anti-immigrants et xénophobes en les accompagnant de formes coercitives et policières de contrôle social amplifiées. Mais autant les « sommets » de la société sont de plus en plus gagnés par ces évolutions réactionnaires, autant, même si la prégnance raciste est encore forte, les tendances à s'en éloigner grandissent « en bas ». Les baisses électorales du RN aux dernières élections en témoignent et tout à la fois la surenchère réactionnaire et en même temps l'impuissance des politiciens bourgeois réactionnaires à mettre au centre de la campagne électorale actuelle la question des immigrés face à celle des salaires en sont une autre illustration.

Le combat afin d'organiser ces deux lieux et quatre segments de la classe ouvrière mondiale dans un projet commun de transformation sociale est d'arriver à faire prendre conscience que ce  sont des manifestations différentes d’un seul et même processus de transformation du capitalisme actuel, qui peut se faire par le haut, par la politique. Si les classes populaires  accédaient à cette conscience, le système d'exploitation et d'oppression s'écroulerait.

DURANT LA PERIODE ELECTORALE, LES CLASSES POPULARIES CHERCHENT A MONTER SUR LA SCENE POLITIQUE 

Vivant ensemble dans les mêmes quartiers, cela peut pousser les différentes catégories ouvrières à lutter ensemble tôt ou tard proportionnellement à l'affaiblissement de l'effet de la propagande idéologique bourgeoise qui les sépare. C'est déjà un peu le cas aujourd'hui mais cela peut être accéléré quand les différentes catégories de luttes de travailleurs entrent dans le même processus en se politisant. Ce qui est le cas de la période électorale actuelle, avant le scrutin comme après. Ces périodes sont traditionnellement conçues pour stopper les conflits sociaux en faisant rêver à des lendemains qui chantent, et en divisant la classe ouvrière entre les différents candidats ou les partisans de l'abstention. Or aujourd'hui, c'est l'inverse qui est en train de se passer, les luttes et grèves ouvrières sont en train d'envahir la période électorale. Cela fait déjà plusieurs années qu'il y a une multiplication des luttes avant les présidentielles. C'est l'expression de la conscience croissante, que c'est par la lutte qu'on peut changer quelque chose et pas par les élections. 

Cette année, la tendance est encore amplifiée. Il n 'y a jamais eu autant de luttes si près des élections. En plus des manifestations Gilets Jaunes, anti pass ou convoi de la liberté qui ont fait annoncer au gouvernement qu'il lèverait probablement le pass sanitaire à la mi mars, les grèves pour les salaires se multiplient et se durcissent en ce mois de février avec notamment le succès de la grève à la RATP ce 18 février et une annonce de son durcissement après les vacances en mars. Il y a même une journée de grève interprofessionnelle programmée le 17 mars, à trois semaines du scrutin et une journée nationale de grèves chez les agents territoriaux le 31 mars à dix jours seulement du scrutin ainsi que bien d'autres. Les travailleurs sont en train d'englober le scrutin bourgeois par une atmosphère de luttes, qui fait que déjà aujourd'hui, les candidats du système sont poussés à parler de salaires. Cette ambiance est montante et changera le sens des votes traditionnels eux-mêmes.

En effet, l'ampleur des grèves et luttes aujourd'hui se construit au delà des revendications économiques immédiates, comme une réponse politique prolétarienne unifiante contre le piège des élections qui divisent le camp ouvrier. Jusque là, le dégoût ouvrier de ces scrutins truqués s'exprimait par l'abstention mais si cela délégitimait un peu les élections, ça laissait toutefois les rênes du système dans les mains des possédants. 

Aujourd'hui, le mouvement des luttes actuelles en période électorale, signifie que les travailleurs veulent aller plus loin.

Plus on s'approchera des élections, plus les différents mouvements sociaux, du type des Gilets Jaunes au convoi de la liberté comme les grèves pour les salaires, apparaîtront comme une riposte globale ouvrière à une possible victoire de la droite extrême, de Macron, à Zemmour en passant par Le Pen ou Pécresse parce qu'une victoire électorale de ce camp signifierait un nouveau recul social important. Au point que des Gilets Jaunes ont déjà annoncé une manifestation au soir du second tour, « parce qu'il faudra lutter quel que soit le résultat ». 

Mais l'ampleur de ces grèves et luttes si près des élections, signifie également en même temps, que pour le moment les travailleurs n'ont pas  décidé de voter Mélenchon, le candidat de gauche le seul à même à pouvoir être présent au second tour. Cela traduit leur méfiance, instruite de toutes les trahisons depuis Mitterrand des différents gouvernements de gauche, y compris celui de Jospin dont Mélenchon était ministre. 

Cela ne veut pas dire qu'au dernier moment, contre un succès de la droite extrême sous toutes ses formes, les classes populaires ne voteront pas pour Mélenchon mais qu'ils veulent que ces grèves et luttes actuelles fonctionnent comme une sorte d'avertissement : si nous finissons par voter pour Mélenchon, nous ne lui signerons pas un chèque en blanc comme à Mitterrand en 1981.

Il est donc tout à fait possible, malgré les sondages actuels, que Mélenchon soit présent au second tour, suivant comment évoluent les grèves et luttes en cours ou que l'abstention au contraire soit massive. Mais si l'abstention est massive, elle ne sera pas habitée de passivité mais au contraire de la menace de luttes encore plus importantes. Et si Mélenchon est présent au second tour, il ne le devra pas à lui-même, à sa campagne ou au fait que les travailleurs ont des illusions sur lui et sur son programme mais au fait que les travailleurs en lutte l'utilisent contre le coup que représenterait contre les luttes et ce qui reste des acquis sociaux et démocratiques, le danger immédiat du succès d'un Macron, Pécresse, Le Pen ou Zemmour, et qu'ils continueront par conséquent leurs luttes après les élections.  

En complément tous les jours la rubrique Politique de la Revue de Presse Emancipation!

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