Source: Beverly J. Silver - Crise du capitalisme mondial et (re)formation de la classe travailleuse- Jacobin América Latina (n° 4)
Quels sont les secteurs auxquels nous devons nous intéresser aujourd’hui ? Parmi les plus importants, il y a certainement « l’industrie de l’éducation » qui, selon l’Unesco, est passée de 8 millions d’enseignant·es dans le monde en 1950 à 62 millions en 2000, et a encore augmenté de 50 % en 2019, pour atteindre un total de 94 millions d’enseignant·es. Au-delà de la croissance fulgurante des effectifs, il y a d’autres raisons de penser que les enseignant·es jouent un rôle clé dans le mouvement ouvrier mondial, analogue au rôle joué par les travailleur·es du textile au XIXe siècle et ceux de l’automobile au XXe siècle.
La tendance au conflit social dans « l’industrie de l’éducation » est devenue un fait incontestable à la fin du XXe siècle, mais les mobilisations de la dernière décennie ont marqué un tournant. Aux États-Unis, ce point correspond à l’émergence du Caucus of Rank-and-File Educators (CORE – regroupement de la base des enseignant·es) qui, avec un large consensus dans le pays, a rassemblé les enseignants de Chicago dans une grève réussie en 2012. Le conflit a réussi à faire admettre l’idée que les enseignant·es ne se battaient pas seulement pour leurs propres intérêts, mais pour ceux des élèves et des familles. La grève de Chicago a été suivie d’une vague nationale de débrayages et de mobilisations dans tout le pays, en particulier dans les districts scolaires situés dans des États où la politique antisyndicale est forte.
Au Chili, les enseignant·es des écoles publiques qui se sont mis en grève sous la direction du Colegio de Profesores de Chile (CPC, syndicat des enseignants) – avec le soutien des étudiants, de la population des quartiers et d’autres travailleurs – ont joué un rôle central dans le cycle de manifestations nationales qui ont exigé l’accès universel à l’éducation et l’abandon de la Constitution néolibérale héritée de l’ère Pinochet. Des actions similaires ont été observées au Costa Rica, au Honduras et en Colombie, et au Pérou le président de gauche, Pedro Castillo, est arrivé au pouvoir avec le soutien du syndicat des enseignants.
Cette nouvelle vague de militantisme enseignant répond à une série de revendications qui reposent sur un clair processus de prolétarisation, qui comprend l’intensification du travail, la détérioration des conditions de travail ainsi que la perte d’autonomie et de contrôle de chacun et chacune sur son travail dans sa classe. Les grèves des enseignants réussissent entre autres parce que leurs revendications sont complétées par un fort pouvoir de négociation sur leur lieu de travail. Il est possible d’affirmer que « l’industrie de l’éducation » fournit les biens d’équipement les plus importants du XXIe siècle, c’est-à-dire les travailleuses et travailleurs instruits qui doivent ensuite être insérés dans une « économie de l’information ». Contrairement à la plupart des activités manufacturières, il est impossible de faire pression sur les enseignants en menaçant de délocaliser la production (au-delà des expériences virtuelles avec la pandémie, l’enseignement doit avoir lieu là où se trouvent les élèves). De même, « l’industrie de l’éducation » semble résister à l’automatisation (le remplacement des enseignants par des robots n’est pas à l’horizon).
En outre, les enseignant·es occupent une place stratégique dans la division plus large du travail social. Si les enseignant·es se mettent en grève, ils et elles génèrent un effet domino qui affecte toute la division sociale du travail : ils perturbent le quotidien des familles et rendent difficile le travail des parents. En ce sens, le pouvoir stratégique des enseignant·es, bien qu’il repose en définitive sur leur capacité à perturber l’économie, est assez unique, car il dépend surtout de la centralité de leur activité dans la société. Toutefois, si ce pouvoir ne se situe pas dans une perspective plus large, les enseignant·es risquent d’être traités en boucs émissaires par l’État et le capital et de subir la répression. En effet, la crise du capitalisme, toujours plus grave, entraîne également l’élargissement et l’approfondissement des formes coercitives du pouvoir.
Mais les grandes grèves de la dernière décennie montrent que les enseignants ont le potentiel de formuler une telle perspective, c’est-à-dire de montrer que leurs luttes particulières impliquent la défense des intérêts de la société dans son ensemble. Leur travail les met en contact quotidien avec des cercles beaucoup plus larges de la classe ouvrière, car ils et elles sont témoins de tous les problèmes auxquels sont confrontés les élèves et leurs familles. Ils peuvent donc facilement démontrer que, même si leurs revendications visent un avantage qui les concerne spécifiquement en tant qu’enseignants, ils défendent également les intérêts des élèves, de leurs familles, de leurs quartiers et de leurs villes. Bien sûr, ce potentiel hégémonique, ancré dans les conditions structurelles, doit être activé par un « instrument » politique qui lie les luttes particulières des enseignants – et des travailleurs – à des luttes plus larges pour la dignité humaine et la survie planétaire.
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