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Billet de blog 26 décembre 2021

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Inde: nouvelles mobilisations paysannes, nouveaux succès -Jacques Chastaing

Et tensions sur la stratégie à venir: réformes ou révolution

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Après avoir manifesté durant 4 jours dans le Pendjab en bloquant routes et voies ferrées dont 400 trains, afin d'obtenir l'annulation des dettes paysannes, le gouvernement du Pendjab a accepté d'annuler les dettes jusqu'à concurrence de 200 000 roupies ainsi que les hypothèques des paysans les plus pauvres ce qui concernerait environ 109 000 paysans selon lui. Il avait déjà quasi accepté de mettre en place le MSP (sorte de salaire minimum paysan avec des prix minimum garantis) dans l'Etat. C'est donc encore un succès de plus du mouvement paysan, l'annulation des dettes, au moins partiellement.

Mais dans la foulée, 22 organisations paysannes du Pendjab qui suivent le SKM (coordination nationale paysanne) sur 32 dans l'Etat, mais sans la plus importante d'entre elles - et dont certains dirigeants ont été dans le passé à la tête de partis politiques-, ont annoncé qu'elles constituaient un nouveau parti le SSP (Parti de l'unité des luttes) en vue des prochaines élections législatives au Pendjab où ils espèrent emporter la majorité des sièges et servir ainsi de modèle pour une candidature nationale paysanne en 2024 afin de Battre Modi.

L'objectif du SSP serait selon son dirigeant "de purifier la politique indienne de l'influence capitaliste et de donner toute leur place aux pauvres et à ceux d'en bas." Selon la presse, le nouveau parti envisagerait de s'allier avec l'AAP aux prochaines élections (AAP = Parti de l'homme ordinaire, sorte de Podemos indien qui est déjà au gouvernement de Dehli et son Territoire).L'AAP était aussi sorti d'une mobilisation populaire, mais s'est aussitôt enlisé dans toutes sortes de compromissions une fois au pouvoir, tout comme Podemos en Espagne ou Siryza en Grèce. Cela a amené une scission dans l'AAP et la création de Swaraj India (Auto-organisation indienne) qui pour sa part s'est engagé avec le mouvement paysan. Il est probable qu'il arrive au SSP la même chose qu'au AAP et qu'il s'englue lui-aussi dans le système électoral bourgeois et ses combines et y perde son âme et toutes les valeurs du soulèvement paysan.

Il faut bien comprendre que jusque là, le SKM ne "dirigeait" pas vraiment le mouvement, il était certes à sa tête mais c'était le mouvement lui-même qui par la pression énorme de la base paysanne poussait le SKM en avant et permettait de maintenir sa cohésion malgré la diversité d'opinions de ses membres et les tentations de certains de ses dirigeants de prendre des chemins de traverse ou tenter des carrières personnelles.

Or, avec l'arrêt du mouvement paysan au niveau national depuis le 11 décembre, la pression a diminué et les ambitions personnelles n'ont plus été freinées et sont réapparues, cherchant certainement plus à utiliser à leur profit l'estime populaire pour la lutte paysanne que faire avancer la cause paysanne et des classes populaires dans leur ensemble.

De leur côté, 9 autres organisations paysannes du Pendjab, dont la plus importante, et le SKM, la coordination nationale qui anime le mouvement paysan et qui l'a conduit à la victoire, ont dénoncé la création de ce nouveau parti "paysan" SSP en déclarant que c'était par la lutte de masse hors système et donc par une lutte historique qu'ils avaient gagné et pas par les élections dans le cadre du système qui n'avaient jamais rien apporté. Par ailleurs, ils ont déclaré que la lutte n'était pas finie, qu'il y avait à mener la lutte pour l'application du MSP et que la victoire sur ce sujet ne serait possible que par la mobilisation de masse comme ils l'avaient fait jusqu'à présent. Le SKM a ajouté que le programme du SSP était particulièrement flou, n'avait aucune revendication précise et que le 15 janvier 2022, lors de la prochaine réunion nationale du SKM, ils excluraient probablement du SKM les organisations paysannes qui venaient de créer le SSP comme ils l'avaient déjà fait il y a quelques mois lors d'une autre tentative de ce genre.

Cependant, à la lumière de ce qui vient de se passer et avec par ailleurs des déclarations du ministre de l'agriculture BJP (parti du pouvoir) ces jours-ci d'éventuellement revenir sur ce qui a été concédé aux paysans, des voix critiques dans le mouvement paysan s'élèvent et se demandent pourquoi le SKM a suspendu brutalement le mouvement alors qu'il était en pleine croissance, que le gouvernement était en pleine déconfiture après son recul et que les dirigeants paysans savaient que malgré la promesse du gouvernement de mettre en place un comité d'Etat pour le MSP, sa mise en application concrète poserait problème s'il n'y avait plus le rapport de force à la base pour l'imposer dans les faits.

Il est bien sûr difficile de si loin de se faire un avis sur la situation et ce qu'elle permettait de faire ou pas, surtout quand la situation devient carrément révolutionnaire vu l'ampleur du soulèvement paysan, sa détermination et ses succès mais aussi dans cette situation pré-révolutionnaire l'absence d'un parti révolutionnaire, le SKM, malgré toutes ses qualités ne l'étant pas, ne s'étant pas construit pour ça, mais juste pour des revendications paysannes. Certains membres du SKM -notamment ceux qu'on voit choisir la voie électorale, celle des Podemos, AAP et Syriza - ont peut-être eu peur, lorsqu'ils ont touché du doigt leurs responsabilités révolutionnaires. Ils devaient en effet soit s'arrêter et se contenter de ce succès « paysan », soit continuer ce qui aurait signifier pour obtenir le MSP, une mobilisation encore plus forte, c'est-à-dire viser une mobilisation au delà des paysans , une mobilisation de toutes les classes populaires qui commençaient déjà à suivre les paysan, contre les hausses des prix, contre les privatisations, pour un Smic ouvrier général et des protections contre la maladie, l'âge et le chômage, pour la distribution de terres aux ouvriers agricoles sans terres, pour l'abolition des lois anti-ouvriers... c'est-à-dire renverser le gouvernement par la rue, la voie de la révolution.

On verra ce que diront les événements dans les semaines à venir, les mobilisations paysannes et ouvrières, ce que choisiront de faire les membres du SKM sans leur aile la plus droitière, etc, etc. en sachant que la situation générale pousse toujours plus socialement à gauche, toujours plus à la mobilisation de rue et aux grèves, toujours plus en direction de la révolution.

Mais surtout ces événements n'enlèvent rien à l'immense victoire paysanne, à l'espoir énorme et l'encouragement à la lutte que ça a généré dans toutes les classes populaires... et à la mobilisation paysanne qui continue, on l'a vu au Pendjab, mais des mouvements paysans ont lieu encore ailleurs comme au Rajasthan ou au Bengale Occidental, tandis que le mouvement ouvrier semble pour sa part se réveiller, multiplie les luttes avec la perspective d'une grève générale de deux jours les 23-24 février 2022, soutenue par la SKM, pour l'abrogation de 4 codes du travail anti-ouvriers, une loi globale pour les travailleurs agricoles pour leur assurer une emploi stable et un salaire minimum, stopper la privatisation des entreprises, stopper la hausse des prix et le chômage..., ce qui n'est jamais arrivé en Inde sur 2 jours, en sachant que le mouvement paysan est lui-même sorti d'une grève générale de ce type, mais d'un seul jour le 26 novembre 2020 où il y avait eu 250 millions de grévistes ce jour-là.

Après les mobilisations réussies des 3 premières semaines de décembre, des mineurs de fond, des ouvriers du bâtiment, des employés de banque (qui recommencent leur grève le 25 décembre) et bien d'autres professions, c'étaient le 20 décembre un million de petites entreprises, patrons et ouvriers, artisans qui ont fait grève et manifesté pour dénoncer la hausse des prix des matériaux de base, fer, acier, cuir... Il y a également des mobilisations quasi permanentes d'Asha et Anganwadi (travailleuses rurales dans le médical, le médico-social et l'aide sociale) dans tous les Etats, inspirées par les paysans pour des hausses de salaires et un salaire minimum garanti ; il y a eu la mobilisation des salariés de l'électricité le 21 décembre dans le Jamu et Cachemire qui a forcé le gouvernement local a abandonner les privatisations dans ce domaine ; il y a eu aussi le 25 décembre des attaques de véhicules de police et des commissariats incendiés par des ouvriers du textile en révolte dans au moins 3 Etats, Bengale Occidental, Jarkhand et Kerala, et puis encore des grèves des ouvriers de Foxconn, Adani, de l'automobile, des transports urbains, des enseignants, etc... et une multitude de journées d'action ouvrières prévues en début 2022.

La situation ouverte par la formidable mobilisation paysanne remet à l'ordre du jour les vieilles questions : réformes ou révolution ? En sachant que dans la situation actuelle, comme partout dans le monde, le pouvoir et le grand capital n'accepteront jamais aucune réforme d'importance s'il ne sont pas menacés d'une révolution.

Jacques Chastaing le 26 décembre 2021

PHOTOS

Manifestation de célébration de la victoire des paysans le 24/12/21 à Agartala dans l'Etat de Tripura ; manifestation des ouvriers du nettoyage et de l'assainissement, des offices écologiques ruraux du Tamil Nadu ont manifesté le 21 décembre pour obtenir un salaire minimum garanti ; manifestation des ASHA (aides rurales de santé) qui ont toujours été aux côtés de paysans à Patna dans le Bihar le 24 décembre ; grève des ouvrières de Powerloom le 24.12 dans le Tamil Nadu pour un doublement des salaires ; manifestation des ouvriers agricoles à Datheramgarh, dans le Rajasthan pour exiger 200 jours de salaires garantis aux ouvriers agricoles avec 600 roupies par jour ; manifestation des ASHA dans l'Odisha le 22 décembre ; meeting des ouvriers agricoles à Sathiamangalam dans le Tamilnadu ; manifestation des anganwadi de 22 districts de l'Haryana inspirées par les paysans pour des augmentations de salaires

Ici 4 photos de plus

En complément tous les jours le dossier Soulèvement en Inde et la rubrique Asie/Océanie de la Revue de Presse Emancipation!

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