Il y avait certes déjà depuis le début de l'année un nombre très important de conflits sociaux.
J'ai ainsi mesuré plus d'un million de journée de grèves sur les deux derniers mois. Par ailleurs, la majeure partie des journées d'action syndicales ont été très suivies, sauf la dernière, celle du 21 mars.
Mais justement, ces très nombreuses journées d'action syndicales, dispersées, catégorielles ou régionales, ressemblaient trop à la caractéristique d'émiettement des luttes actuelles pour qu'elles puissent servir d'unificateur et d'amplificateur à ces luttes.
Ces journées pouvaient ainsi tout au plus servir d'écho à la souffrance et la colère qui s'expriment dans ces luttes. Mais face aux attaques centralisées du patronat et du gouvernement, elles ne pouvaient pas permettre le regroupement qui seul aurait permis de faire face aux attaques majeures que nous subissons.
Plus dangereusement, ces journées d'action pouvaient risquer de décourager peu à peu les colères ainsi qu'user le mouvement social.
Or, c'est cette configuration qui a changé ces derniers jours, disons à partir des 19 et 21 mars et les jours qui ont suivi.
La journée d'action syndicale de la santé du 7 mars élargie à d'autres secteurs de la fonction publique avait été bien suivie malgré la dispersion de ses actions, mais elle ne s'est pas véritablement différenciée de la réussite de la journée précédente de la santé le 8 novembre 2016.
D'une certaine manière, la journée d'action syndicale CGT du 21 mars pour la réindustrialisation du pays, qui a été parfois présentée comme la suite du succès du 7 mars, a clôt la période qui avait commencé mi janvier 2017 dans une succession ininterrompue de journées d'actions syndicales dispersées. Les agents EDF et les postiers qui ont été les seuls à se mobiliser de manière importante ce jour là, l'ont fait sur la base de journées d'action propres, révélant que la source alimentant ces journées s'était tarie.
Il fallait autre chose.
Cela n'est dit explicitement par personne, mais est confusément ressenti.
Ce qui s'exprime d'une certaine manière par la multiplication de déclarations confédérales sur la trêve électorale qu'on ne respectera pas, sur l'éloignement des candidats des vraies préoccupations populaires... Cependant cela ne se traduit toutefois pas par une perspective d'action "unifiée" avant le 23 avril, date du premier tour des présidentielles (sinon la grève CGT à la SNCF du 14 au 18 avril mais qui a un caractère assez corporatiste).
Et personne ne peut croire que la journée des retraités le 30 mars puisse être ce défi, cette réponse, cette suite réelle, cette expression aux mille luttes et colères dispersées.
La fausse "solution" des journées d'actions syndicales dispersées a donc trouvé son terme.
L'objectif proposé à cette journée du 21 qui paraissait décalé par rapport aux "préoccupations populaires réelles" mais aussi la non implication d'au moins la moitié des unions départementales CGT a montré qu'une grande partie des militants et encore plus des simples salariés ne croit plus à cette politique.
Cependant les luttes loin de s'épuiser, continuent.
On en compte encore plus maintenant que courant février ou début mars : le fleuve continue à grossir.
Mais en changeant de nature.
En effet, si le 21 mars a épuisé l'impasse des journées d'actions syndicales dispersées, il fallait bien que le courant des luttes cherche un nouveau lit.
Alors, il y a d'abord eu la réussite du 19 mars, journée contre le racisme et la dignité. En fait, une journée dont les manifestants se sont emparés pour en faire surtout une journée unifiée de lutte et de manifestation contre les violences policières, ce qui représentait mieux les sentiments populaires et militants.
Et puis ensuite, il y a eu l'explosion du mouvement populaire en Guyane. Elle a commencée le 21 mars autour des luttes conjuguées des agents d'EDF, d'Endel et de l'hôpital de Kourou. Mais c'est dans la prolongation de cette journée, que les salariés ont entraîné le reste de la population dans une une grève générale que va formaliser l'UTG le 27 mars.
Or ce mouvement a révélé ce qui couve aussi ici.
Bien sûr, la situation est plus dramatique en Guyane qu'en France métropolitaine. Mais, tout en se disant ça, en même temps tout un chacun ne peut s'empêcher de penser que ce qui se passe là-bas pourrait bien arriver ici aussi, et surprendre tout le monde. Ainsi naît un espoir souterrain.
Ce qui signifie que l'attente n'est plus à ce qui est programmé syndicalement d'en haut, mais à ce qui est imprévisible d'en bas, c'est-à-dire à ce qui peut surgir du mouvement social lui-même.
Il faut bien comprendre que les journées d'action syndicales avaient été en quelque sorte cette promesse d'un tous ensemble. Cette promesse non tenue ne s'est pas évaporée dans l'esprit des militants et des salariés les plus conscients. Il n'y a pas de démoralisation : il y a seulement la recherche d'autre chose.
Or dans cet esprit et dans ces circonstances, deux manifestations et quelques grèves après le 21 mars doivent attirer notre attention.
Il y a eu la manifestation des viticulteurs à Narbonne qui a réuni entre 3 000 et 5 000 vignerons en colère le 24 mars alors qu'ils n'avaient plus bougé à cette échelle depuis dix ans. Puis il y a eu celle de Roscoff pour défendre le centre de réadaptation de Perhardy et une santé de qualité au service de tous, qui a réuni entre 5 et 6 000 personnes le 25 mars.
Ce ne sont pas des chiffres considérables mais cependant importants et surtout non négligeables dans cette situation car ils signifient qu'on s'oriente peut-être vers ce genre d'expression de la colère où la population elle-même comme le 19 mars, comme en Guyane, prend plus son sort en main et le laisse moins dans celles des confédérations. Elle a plus compris que le tous ensemble dépend d'elle.
En même temps, si ce sont les salariés d'Endel (Filiale d'Engie, ex. GDF Suez, 5500 salariés) à Kourou qui ont mis le feu aux poudres avec ceux d'EDF et de l'hôpital, en bloquant la fusée Ariane, la lutte de ces salariés d'Endel, EDF et de l'hôpital s'inscrit dans des mouvements qui ont aussi cours en France métropolitaine.
La lutte d'Endel Guyane s'inscrit dans un mouvement d'ensemble du groupe Endel pour les salaires qui dure depuis 6 jours. Or la direction d'Endel a cédé à ceux de Guyane devant leur radicalisme, mais pas aux autres. Il en va de même pour l'hôpital de Kourou ; la direction a suspendu son plan de privatisation.
C'est assurément une manière d'encourager les salariés métropolitains d'Endel ou des hôpitaux qui luttent à faire comme en Guyane.
En tous cas, certains doivent y réfléchir.
Enfin, pour les agents EDF, si la direction guyanaise n'a apparemment pas encore cédé, il est programmé deux nouvelles journées d'action syndicales nationales EDF les 28 et 29 mars, deux jours d'affilée pour la première fois, alors que les salariés d'EDF doivent bien en être à plus de dix journées d'action depuis début janvier.
Que vont donner ces journées d'action dans le contexte guyanais et alors qu'il n'y a plus de perspectives "unifiées" syndicales ?
Peut-il y avoir une mini unification comme à Kourou issu de la concomitance et de l'agglomération de quelques luttes ? Certainement, c'est déjà arrivé plus d'une fois ces derniers temps ; mais dans le cadre général de la campagne de journées d'action syndicales, cela ne pouvait pas de développer sinon à apparaître comme concurrent. Aujourd'hui, il n'y a plus de concurrence, il y a un espace inoccupé.
D'autant que s'il y a beaucoup de grèves dispersées dans de petites entreprises ou services, on observe maintenant des grèves pour les salaires qui sont bien suivies et durent dans des groupes non négligeables comme EDF et Endel, mais aussi Legrand ou Isover St Gobain. D'une certaine manière « unifiées » par la taille du groupe. Or ces grèves pour les salaires, traduisent l'idée que la crise a bon dos, qu'il faut partager les bénéfices mais aussi le sentiment qu'on peut y arriver. Elles peuvent être plus offensives et entraînantes politiquement que celles sur la défense de l'emploi ou des conditions de travail.
Par ailleurs, toujours à partir du 21 mars, s'est enclenchée une grève dure des éboueurs à Grenoble comme à Marseille, suivie maintenant par les éboueurs de Nantes, Béthune, Basse Terre en Guadeloupe... Et la CGT appelle à partir du 30 mars a étendre cette grève marseillaise à tous les services de toute la métropole Marseillaise, c'est à dire Aubagne, Aix, Istres, Salon, Martigues.
Ces luttes, ces grèves, ces manifestations en quelques jours, qui auraient pu apparaître il y a deux semaines, comme presque habituelles, changent de caractère car elles surgissent dans une sorte de vide de perspectives et le remplissent par la possibilité de construire un scénario guyanais.
La grève générale guyanaise devient la perspective implicite à toutes les souffrances et colères et donne cette coloration sous-jacente à toutes ces luttes et manifestations : il faut faire comme les guyanais.
A un autre moment, même il y a quinze jours, cela n'aurait pas peut-être pas porté à conséquence.
Mais dans ce contexte actuel où les attaques patronales sont graves, où le scénario électoral nous en promet d'autres encore plus graves mais où il y a absence de perspectives d'action syndicale unifiée, où il y a la longue trêve électorale qui se profile des présidentielles aux législatives suivies des congés d'été, on voit bien que le vaste courant de souffrances et de colères peut s'emparer de chacune des grèves ou des manifestations un tant soit peu marquantes, comme le blocage du départ d'une fusée, pour en faire alors le point de départ d'une explosion généralisée soudaine et rapide.
Voilà ce qui a changé ces derniers jours et pourrait bien prendre une forme plus explicite dans les semaines et mois à venir.
En ce sens, la perspective audacieuse proposée par un certain nombre de syndicats CGT et Sud, de la CGT Goodyear à Sud PTT ou Sud Commerce en passant par Info Com CGT et bien d'autres, de se retrouver dans une manifestation nationale pour un premier tour social à Paris le 22 avril, la veille du premier tour des présidentielles, pourrait bien avoir le même effet que le blocage de fusée Ariane en Guyane.
Jacques Chastaing, le 26 mars 2017