Jean-Marc B (avatar)

Jean-Marc B

Abonné·e de Mediapart

10961 Billets

0 Édition

Billet de blog 28 mai 2021

Jean-Marc B (avatar)

Jean-Marc B

Abonné·e de Mediapart

Colombie: les jeunes en première ligne

Lancée il y a un mois par les syndicats, la grève générale a vu l’émergence, sous l’effet de la répression et de la propagande, d’une nouvelle génération militante, issue des milieux populaires et auto-organisée.

Jean-Marc B (avatar)

Jean-Marc B

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

par Laurence Mazure

Sur la «Primera linea», la première ligne des blocages et des manifestations, les jeunes des quartiers populaires retrouvent un engagement politique. KEYSTONE

«La lutte du peuple colombien est la même que celle du peuple chilien. A travers les réseaux sociaux, nous avons vu ce qui s’est passé au Chili, la valeur d’un peuple digne, qui se battait pour défendre le mouvement social. Nous, nous nous sommes dit ‘ils ont tué Dilan'1, nous étions là, nous avons vu quelqu’un sans défense qui a été tué et ensuitequalifié de ‘vandale’, alors que ses assassins sont toujours en fonction. Alors, nous avons décidé qu’il fallait faire quelque chose, nous avons commencé à nous réunir, c’est comme ça que tout a commencé.»

Debout aux côtés de deux autres jeunes gens, soigneusement masqués, autant par souci des risques de contamination en temps de pandémie que par la nécessité de protéger son identité de la répression exercée par le gouvernementd’Ivan Duque, Diego et ses camarades donnent pour la première fois une interview approfondie à l’une des grandes journalistes colombiennes indépendantes, María Jímena Duzán. L’occasion de comprendre un peu mieux qui sont ces jeunes de la «première ligne»2.

Certes, les grands médias colombiens parlent beaucoup des jeunes de la «première ligne». Mais c’est pour les qualifier de «vandales», ou de «terroristes», en les montrant en pleine confrontation avec les forces de sécurité la nuit dans leurs quartiers, ou en fin de manifestations pacifiques, lorsqu’ils et elles s’abritent derrière des bouts de carton, de vieilles planches, ou des bidons de tôle découpés et transformés en bouclier, pour tenter de protéger les autres manifestants plus loin derrière eux, des lacrymos, grenades assourdissantes, jets d’eau et tirs à balles réelles.

Politisation

Alors, que veulent Diego et ses compagnons Marcos et Simona? Pour elle, «la réforme des impôts a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. (…) Nous exigeons des garanties, car il n’y a de respect ni pour la vie ni pour le droit à la protestation sociale. (…) Il faut éliminer la justice militaire, la police doit sortir du Ministère de la défense et intégrer le Ministère de l’intérieur. Cette réforme doit porter sur la formation des policiers en droits humains et,pour cela, il faut abandonner la doctrine de sécurité nationale et la notion d’ennemi interne.» Diego renchérit: «Ce qui se passe est l’expression d’une crise sociale produite par l’uribisme3, le néolibéralisme et la doctrine militaire au cours des vingt dernières années» (lire aussi nos articles des 5, 12 et 19 mai).

«La première ligne est un nouveau rapport à la réalité», explique Marcos: «Nous sommes tous les enfants venus de rien et c’est cela qui nous relie à tout le monde: à la mère qui pleure son fils tué par les militaires, au [migrant]vénézuélien que les gens insultent quand il fait la manche, à l’étudiant qui a dû abandonner ses études parce qu’il devait travailler, jusqu’au médecin qui travaille dans des conditions inhumaines.»

«C’est incroyable: beaucoup d’organisation, beaucoup de leadership» Ariel Avila

Cette horizontalité est le moteur d’un processus de conscientisation et de politisation inédit dans des milieux sociaux jusqu’à présent marginalisés de la politique mais qui pourraient bien peser à l’avenir. L’option armée des guérillas, pour eux et elles, c’est du passé. Si ces jeunes n’ont aucune attente particulière à l’égard du Comité de grève, si la démocratie représentative semble insuffisante, tous et toutes ont néanmoins voté et entendent bien faire peser leur bulletin de vote en 2022, comme l’explique Simona: «On n’exerce pas seulement son rôle démocratique en votant, mais aussi en exerçant une veille citoyenne, en documentant toutes les promesses non tenues, en dénonçant les violences, et bien sûr que l’année prochaine j’irai voter!» Une vraie révolution dans un pays connu jusque récemment pour la désaffection des urnes par ses citoyen·nes, même si aucun nom de parti ni de candidat n’est toutefois évoqué.

Organisation à la base

Au moment où le mouvement s’apprête à célébrer aujourd’hui un mois de mobilisation et de succès avec l’abandon de la réforme des impôts, de celle sur la santé, la chute du ministre des Finances, le départ de la ministre des Affaires étrangères, la démission du haut-commissaire à la paix, d’autres tentent de cerner ce visage nouveau de la société civile organisée. Ainsi le politologue et journaliste Ariel Avila, du think tank colombien PARES, qui publie un article sur la «première ligne» pour le quotidien espagnol El Pais, résume d’un tweet son opinion sur ces jeunes: «C’est incroyable: beaucoup d’organisation, beaucoup de leadership, des propositions claires et concrètes.»

En effet, cette organisation s’incarne dans la ramification tissée avec les autres lignes à l’œuvre derrière la première: ainsi, sur la ligne des soins d’urgence, des étudiants en médecine et des bénévoles prennent en charge les blessés, apportent des produits qui permettent d’atténuer les effets des lacrymos et, au besoin, appellent les ambulances. Dans les quartiers, il y a aussi la ligne des fournisseurs de nourriture – là, tout le monde peut à la fois faire don de quelques légumes, d’un peu de viande, et reprendre des forces à la cantine communautaire. Celles et ceux qui y travaillent se chargent aussi d’acheminer de l’eau à la première ligne, et veillent à leur approvisionnement.

Le rôle des femmes et leur lutte, au sein de la mobilisation sociale, doivent être soulignés: un débat du 27 mai sur la page Facebook de Canal 2 Cali, montre comment les femmes amènent d’autres formes de lutte et de conscientisation, au point où certaines militantes détenues ont pu engager le dialogue avec des policières sur des thématiques liées aux violences sexistes.

Face à l’efficacité de ce leadership populaire, le Comité de grève perd du terrain: coupé du terrain de la mobilisation, il se trouve englué depuis plusieurs jours dans les discussions préliminaires aux négociations, face à un gouvernement qui accumule les manœuvres dilatoires, avec des concessions désormais insuffisantes en regard du nombre de victimes qui ne cesse d’augmenter sur tout le territoire. Et la promesse sans cesse retardée de retirer le port d’arme à feu à la police durant les manifestations et le refus du gouvernement de donner l’accès au territoire colombien à la Commission interaméricaine des droits humains ne laissent guère augurer de nouvelle percée pour le Comité de grève.

Pendant ce temps, la crainte grandit que le pouvoir ne parvienne à susciter une réaction hostile au mouvement social, malgré une opinion publique encore largement favorable aux revendications du mouvement. Les médias multiplient en effet les articles pointant à la fois les difficultés qu’engendrent les blocages pour les grandes villes, et l’impact négatif de la grève générale, à l’international, sur les notations effectuées à la baisse par les agencesStandard&Poor’s, Fitch et Moody’s, lesquelles influent sur les investissements étrangers. Point particulièrement névralgique: le blocage du port de Buenaventura, premier du pays pour le commerce international, et militarisé, alors que la ville elle-même est un concentré de toute la misère économique et sociale que cause depuis des lustres l’abandon de l’Etat.

Plus inquiétant: samedi, le grand quotidien El Tiempo publiait une opinion de German Vargas Lleras, chef de Cambio Radical, parti allié de Duque au Congrès, dans laquelle il exigeait du président en des termes d’une rare violence qu’il déclare au plus vite l’état d’urgence.

Chemises blanches-brunes

Or c’est précisément dans le sillage de toutes ces informations que des contre-manifestations ont commencé à émerger dans les grandes villes qui sont les épicentres de la mobilisation sociale. Mardi, à Cali, des «chemisesblanches» ont défilé pour demander la levée des barrages routiers, tandis que mercredi, à Popayán, les contre-manifestant·es assumaient pleinement leurs opinions racistes à l’égard d’une des principales organisations amérindiennes en arborant une banderole où l’on pouvait lire «Forces armées de Colombie, libérez-nous du joug criminel du CRIC». Pour rappel, le 9 mai dernier, à Cali, les mêmes «chemises blanches» ont tiré sur un cortège d’Amérindien·nes, en présence de la police qui les a laissés faire.

Dernier événement en date: l’incendie spectaculaire, dans la nuit de mardi à mercredi, du Palais de justice de Tuluá, dans la région de Cali, attribué aux manifestant·es. Une accusation rejetée par Wilson Arias, sénateur du Polodémocratico alternativo (gauche): «Qui a intérêt à incendier et laisser brûler le Palais de justice de Tuluá? De toute évidence, pas le mouvement social, qui proteste et qui est pacifique. C’est l’œuvre d’une main sale qui veutdiscréditer la Grève, tout comme cela a été le cas à Yumbo et à Jamundi.»

Une chose est sûre: cet incendie est tombé à point pour détourner l’attention du deuxième débat de la motion de censure organisée par les partis de gauche contre le ministre de la Défense, Diego Molano, et qui se déroulait au même moment à la Chambre des représentants.

Notes

1.Dilan Cruz, tué à Bogota par l’ESMAD, la police d’élite colombienne, lors du mouvement social de novembre 2019.

2.www.youtube.com/watch?v=wZjLJr34k6w&t=4s, «Exclusivo: Hablan los jóvenes de la Primera línea de las protestas en Colombia», mis en ligne le 25 mai 2021

3.Courant politique de l’ex-président Alvaro Uribe et de l’actuel, Ivan Duque.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.