Sitôt que la guerre redevient d’actualité, les clivages politiques courants entrent en crise. C’est que sans doute ils sont factices et que, sous les hypocrisies, ils en cachent d’autres. On voit alors surgir les contradictions les plus curieuses. Pour ne donner qu’un exemple de ces monstruosités idéologiques, on observera ces dernières semaines l’apparition d’une écologie belliciste, puisque les Ecologistes prennent position pour le réarmement de l’Europe et pour l’engagement de la France dans le conflit russo-ukrainien. Marine Tondelier écrit, au nom de son parti politique : « augmenter le budget de la défense pour défendre l’Ukraine face à l’agression russe ? Nous ne sommes pas contre a priori, car nous sommes pragmatiques et fidèles à nos valeurs : nous ne lâcherons jamais une démocratie européenne envahit par un autocrate réactionnaire » (post sur X du 5 mars 2025). On est un peu intrigué d’apprendre que les « valeurs » défendues avant toutes autres par le parti écologiste ne sont pas des valeurs d’écologie, mais des valeurs européistes : la question du régime politique prime sur celle des méfaits industriels et militaires. Marine Tondelier pense-t-elle que l’industrie de l’armement n’est pas polluante ? Pense-t-elle que la guerre, en laissant derrière elle des cadavres dans un champ de ruines, est la meilleure manière de défendre la vie des espèces, y compris celle des hommes ? C’est peut-être cela son « pragmatisme » ! Voilà à quoi conduit l’écologie politique : une contradiction permanente entre ce qu’on prétend défendre et les concessions qu’on se croit obligé de faire pour attester de sa conformité idéologique.
Pour une analyse lucide de ces contradictions, on peut aujourd’hui encore se reporter à ce petit texte qu’en 2003 le philosophe allemand Robert Kurz sous le titre : Au-dessous de toute critique, la gauche, la guerre et l’ontologie capitaliste1. Il y constate que, devant les guerres postérieures à la guerre froide, les clivages idéologiques qui structurent le débat public sont devenus obsolètes : « l’appareil conceptuel classique est aujourd’hui caduc », écrit-il. Nos idées se forment à partir des événements du passé, mais le monde change sans cesse. Il en résulte un écart entre nos idées figées (idéologie) et les situations nouvelles. La pensée théorique est justement ce qui permet de défaire les idées figées et d’en construire d’autres, mieux capables d’appréhender un nouvel état du monde. C’est justement ce qui ne se fait pas dans les partis politiques au nom de leur soi-disant « pragmatisme » : ils prétendent agir dans le présent avec les idées du passé. Ce qui les amène souvent à se trouver à côté de la plaque. Il n’y a qu’à voir comment l’histoire est constamment convoquée pour comprendre le présent : les uns revivent en permanence la Révolution française, les autres se croient revenus aux années 1930 et d’autres encore voient Hitler partout et cherchent, comme dit Kurz, des « Hitler de substitution ». C’est le plus sûr moyen de ne pas comprendre ce qui arrive. Et ainsi le débat public se construit davantage sur de vieilles idées que sur des réalités.
Pour ne parler que de la gauche, Kurz constate que, devant les guerres nouvelles, elle se scinde en deux postures, l’une et l’autre inadaptées : l’anti-impérialisme traditionnel et le bellicisme pro-occidental. Le premier, héritier du tiers-mondisme, s’oppose à l’hégémonie de la super-puissance américaine. Il n’a pas beaucoup l’occasion de s’exercer lorsque, avec Trump, les Etats-Unis semblent vouloir se désengager. En revanche, on assiste à un regain de la deuxième posture, celle du bellicisme de gauche en faveur du bloc occidental et de ses « valeurs ». Selon Kurz, le propre de ce bellicisme est de convoquer hors de propos le schème de la Deuxième Guerre mondiale et du combat de la Liberté emphatique contre le Fascisme. Il dénonce un « Hitler de substitution », en l’occurrence Poutine, comme naguère l’avait été Saddam Hussein. La diabolisation de la figure du Dictateur qui menace le monde (et à qui on prête des pouvoirs qu’il n’a pas) est essentielle à cette posture car elle constitue la cible indispensable pour faire passer au-dessus de tout l’urgence guerrière. Ce processus de projection paranoïaque nourrie d’angoisse dispense de l’analyse. Celle-ci, en effet, ne peut que souligner les différences entre ces trois figures, ces trois époques, ces trois contextes : l’expansionnisme germanique, le nationalisme arabe et l’autoritarisme conservateur des Russes.
Ce type de lecture de la situation conduit à penser le monde sur le schème ethnocentrique d’un Occident gardien de la démocratie. Aussi s’appuie-t-il sur un appel à l’Otan et à l’Alliance transatlantique pour instaurer ce que Kurz nommait « un régime militaire mondial ». C’est ainsi qu’on voit, aujourd’hui, une gauche française s’inquiéter du retrait américain et appeler l’Amérique à rester présente en Ukraine. Elle se trouve en totale contradiction avec une autre gauche qui réclamait et réclame encore le retrait de la puissance hégémonique (du Vietnam, par exemple, pendant la guerre froide). Kurz, en penseur de gauche, fait remarquer que, sous la « phraséologie démocratique » qui ne sert souvent qu’à se donner bonne conscience, le bloc occidental, c’est d’abord le capitalisme et l’imposition au monde entier d’un modèle économique et d’un mode de vie. Voilà qui n’inquiète pas le parti politique se prétendant écologiste, qui par ailleurs croit militer pour la décroissance et contre le capitalisme. Nul mouvement politique ne peut avancer dans l’histoire tant qu’il reste aveugle à de si criantes contradictions.
Un peu de pensée théorique ne pourrait pas faire de mal dans des périodes où l’irruption d’une situation nouvelle prive les politiciens de leurs repères traditionnels. Le trouble issu de ce manque de repères pourrait être une chance pour poser à nouveau les problèmes de fond. Que voulons-nous défendre en défendant l’Europe ? Est-ce que nous voulons défendre une Europe ethnocentrique qui prétend imposer ses modèles politique (la démocratie manipulée), économique (le capitalisme) et anthropologique (l’individu bourgeois égo-centré) au reste du monde ? Défendre un Europe qui soit une puissance militaire ? Est-ce que l’écologie doit s’appuyer sur ces modèles ou, au contraire, les remettre en cause ?
Au lieu de cette réflexion nécessaire, nous voyons, aujourd’hui encore, une gauche faible se laisser mettre au pas par les idéologues bellicistes. Ceux-ci, Kurz les dénonçait en parlant « des fanfarons pro-occidentaux des ‘rapports sociaux bourgeois’ qui trouvent refuge dans de nombreux médias de gauche privés de repères, où leur intensité sonore, leur présence publicitaire et leur tourisme de forums se déploient en raison inverse de leur intelligence théorique ». Chacun a les siens et, sans citer de nom, nous savons bien que la France compte de beaux spécimens. Il est certes difficile de résister à la pression idéologique qu’ils exercent, mais qu’est-ce que vaut une écologie qui ne croit pas en elle-même et en ses valeurs fondatrices ?
La « séquence » que nous traversons a au moins le mérite de mettre en lumière ce que Kurz appelait « les critiques tronquées du capitalisme ». Ce qui est tronqué, c’est-à-dire ce qui ne va pas au bout de soi-même, produit des montres. En l’occurrence, la critique tronquée du capitalisme qu’on trouve dans l’écologie politique engendre une écologie falsifiée qui se fait passer pour ce qu’elle n’est pas.
1 Texte paru dans sa traduction française en 2006, dans Critique de la démocratie balistique, la gauche à l’épreuve des guerres d’ordre mondiale, édition Mille et une nuits.