jean-marc ghitti (avatar)

jean-marc ghitti

Philosophe, président de Présence Philosophique au Puy

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 janvier 2025

jean-marc ghitti (avatar)

jean-marc ghitti

Philosophe, président de Présence Philosophique au Puy

Abonné·e de Mediapart

Liberté et libéralisme

Recension du livre Terre et liberté d'AURELIEN BERLAN : pertinence de la technocritique.

jean-marc ghitti (avatar)

jean-marc ghitti

Philosophe, président de Présence Philosophique au Puy

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Aurélien Berlan, Terre et liberté, éditions La Lenteur, 2021.

En dehors des partis et de leurs stratégies politiciennes, la gauche militante est traversée par divers courants, parfois contradictoires, qui se retrouvent pourtant dans les mêmes luttes concrètes, notamment autour de l’écologie. Dans ce foisonnement, le mouvement technocritique est l’un des plus radicaux et des plus riches intellectuellement parce qu’il remet en cause la modernité en tant que telle, dans ses fondements philosophiques, ceux qui ont conduit à la société industrielle dont on connaît aujourd’hui les nuisances tant écologiques qu’anthropologiques.

Au sein de ce mouvement, le philosophe Aurélien Berlan est une figure intéressante. Il a participé au Groupe Marcuse (Mouvement Autonome de Réflexion Critique des Survivants de l’Economie), collectif qui, sous la référence au grand philosophe allemand de l’Ecole de Francfort, a publié plusieurs ouvrages, notamment contre la publicité et contre le numérique. C’est sous son propre nom que Berlan a fait paraître, en 2021, aux éditions de La Lenteur, Terre et liberté, un livre qui aborde la modernité sous l’angle de la liberté. Berlan étudie l’émergence du libéralisme en se demandant de quelle liberté il y va dans ce mot. Il remonte à Benjamin Constant, le théoricien du libéralisme, soutien de la Monarchie de Juillet. Il repère un changement de sens dans la notion de liberté. A l’aube de la politologie occidentale, chez les Grecs, la liberté est la participation du citoyen à la souveraineté. « Pour les Modernes, en revanche, écrit Berlan, la liberté se joue dans la vie privée » (p.34). Il suffit alors que le régime reconnaisse à l’individu quelques droits fondamentaux et qu’il protège les choix privés de chacun. Les personnes privées sont alors déchargés des affaires publiques dont la gestion est confiée à des professionnels de la politique. Vaquant à leurs propres affaires, les individus du libéralisme n’aspirent plus à être citoyens, si ce n’est pour élire ceux qui les représenteront, c’est-à-dire les déchargeront. « Le système représentatif, écrit Constant, n’est autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même » (p.55). Il en découle une « conception négative » de la liberté, dit Berlan : il ne s’agit plus d’exercer sa liberté par la politique, mais d’être libre de la politique.

Cette conception-là, Berlan l’interprète comme une quête religieuse de délivrance. Le christianisme, dans sa promesse de salut, se présente comme une solution eschatologique pour échapper au travail et à la peine, deux traits de la condition humaine conçue comme seconde nature, résultat d’une perte principiel, d’une chute. On peut voir dans l’idéal de la vie bourgeoise propre aux Modernes une sécularisation d’une pareille promesse de délivrance : celle-ci est recherchée au niveau de la vie matérielle par des moyens technoscientifiques. Les effets sociaux en sont considérables : pour que certains jouissent d’une forme de délivrance, il faut que d’autres soient d’autant plus mis au travail et exploités. Et il faut aussi que le développement technologique aille toujours plus loin afin de soustraire les hommes aux tâches ingrates. Cependant, plus la société accroît son niveau technologique, plus elle dépossède les hommes de leur travail. C’est ce qui se joue dans le remplacement de l’artisanat par l’industrie. La maîtrise du travail échappe aux individus, autant que leur échappe les décisions politiques.

Berlan souhaite démontrer qu’une telle conception de la liberté comme délivrance revient, en fait, à nier la liberté. Car il ne peut y avoir de liberté sans une certaine forme d’autonomie. La société numérique révèle de mieux en mieux combien sont antithétiques ces deux formes de liberté que sont l’autonomie et la délivrance. Libéré du travail pénible par l’informatisation des métiers, l’homme devient l’esclave de ses propres machines ; et, libéré de la politique pour suivre ses désirs privés, il est de plus en plus surveillé et manipulé par les outils électroniques. La délivrance, c’est l’illusion d’une vie sans corps et c’est à l’ombre de cette illusion qu’opèrent des pouvoirs qui n’ont jamais été aussi forts. « En bref, l’industrialisme est la poursuite de l’esclavagisme par d’autres moyens » (p.121), écrit Berlan.

L’ouvrage de Berlan tend donc à redéfinir la liberté par la possibilité d’une vie autonome. Comme Hannah Arendt, il n’envisage pas la liberté sans une participation à la vie publique, et même sans un horizon d’auto-gouvernement. Comme Simone Weil, il ne conçoit pas la vie sans la prise en compte de la nécessité, des contraintes qu’elle nous impose. Toute vie autonome suppose un effort et un engagement : physique dans le corps à corps avec la matière et politique dans un affrontement avec la volonté des autres. Dans sa revendication d’auto-gouvernement communautaire, il précise que « l’autonomie ne consiste pas à nier le conflit, mais à trouver les moyens de le résoudre » (p.172). Il insiste aussi sur la nécessité de penser l’organisation à des échelles plus réduites. Quant aux mobiles qui pourraient nous amener à de tels changements, il évoque évidemment l’insoutenabilité du capitalisme industriel. « Le désastre écologique, écrit-il, nous invite donc à effectuer un tournant ‘subsistantialiste’ dans notre manière d’appréhender la liberté pour nous libérer du fantasme nihiliste de délivrance » (p.166).

Sur la possibilité d’un tel tournant, il y aurait bien sûr beaucoup de questions à soulever. Par exemple, quelle place faire à la division du travail ? Comment résout-on la disparité des aptitudes et des compétences ? Au-delà de ces questions en suspens, il faut reconnaître que la principale qualité du livre de Berlan, comme d’ailleurs du courant technocritique, c’est de poser les questions de fond et de clarifier les concepts à partir desquels il nous revient de penser deux siècles et demi d’industrialisme. Cette appréhension critique de notre propre histoire est la condition première pour essayer de la réorienter.

Jean-Marc Ghitti

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.