Où sont passés les gens ? Il arrive fréquemment aujourd’hui qu’on se pose cette question. Des rues désertes, des cafés et des magasins peu fréquentés, des librairies et des médiathèques qui attendent les lecteurs, des difficultés à réunir les personnes autour d’un spectacle, d’une conférence, d’une mobilisation syndicale ou politique. Où sont donc passés les gens et que font-ils ? Eh bien, ils regardent des séries !
C’est ce phénomène social, devenu massif, que Bertrand Cochard étudie dans son livre Vide à la demande publié en 2024 aux éditions de L’Echappée. C’est le deuxième ouvrage de ce jeune philosophe, qui a consacré sa thèse à Guy Debord et qui en a tiré son premier livre, Guy Debord et la philosophie (Hermann, 2021). On voit bien la relation entre les deux. Avec son concept de « société du spectacle », Debord pose la question de la passivité contemporaine. Hannah Arendt avait également dressé ce constat : « l’action aussi est devenue une expérience de privilégiés ». Cochard cite le situationniste qui parle de « la vie morne et anonyme qui voudrait s’élargir aux dimensions de la vie de cinéma ». Et, effectivement, se caler dans son canapé ou son lit et y regarder une saison de la série à la mode sur netflix est une manière de vivre par procuration. Le spectateur avale des récits à travers lesquels il a l’illusion de vivre une vie que précisément il ne vit pas. Cet essai étudie l’évolution que la vidéo à la demande représente par rapport au cinéma et à la télévision dans l’histoire de la passivité contemporaine.
Piéger une masse de spectateurs consentants dans des récits préfabriqués et les tenir en haleine en les feuilletonnant est le point commun de plusieurs productions imaginaires. Mais quelle différence y a-t-il entre les séries, qui s’affichent comme fictives, et les actualités (l’actualité politique, l’actualité des sports, le déroulement des faits divers, etc.) qui se présentent comme réelles, alors même qu’on sait qu’elles sont arrangées, voire tout autant fantasmatiques ? C’est que les séries, analyse Cochard, se mettent de plus en plus à distance d’elles-mêmes et en viennent à une forme de réflexivité critique, ce que ne font pas les actualités qui exigent d’être crues en tant qu’informations sur la réalité. C’est pourquoi les séries donnent l’impression d’être intelligent, elles peuvent procurer un plaisir spéculatif d’analyse et de réflexion. Elles produisent autour d’elles tout un discours et de nombreux livres, notamment universitaires, les ont prises comme objet d’étude. Or, justement, l’intérêt du livre de Cochard, c’est de ne pas entrer dans ce travers qui consiste à les légitimer en tant que loisirs culturels. L’auteur n’est pas un universitaire, ce qui lui permet une liberté de ton réjouissante. Il n’hésite pas à entrer en polémique avec les travaux d’apparence scientifiques. Ses propos mordants rompent avec les connivences académiques.
En réalité, il ne place pas dans une perspective d’analyse sociologique ou idéologique des séries. Pas plus que dans la dénonciation sanitaire de l’exposition des jeunes aux écrans. Sa question est celle du temps, et en particulier celle du temps qu’on perd. Elle porte sur ce désir de vacuité qui nourrit la passivité contemporaine. Il s’agit bien là d’un livre de philosophie, de psychologie philosophique. Tout en prenant un sujet très contemporain, il réactualise un inépuisable questionnement qui remonte au moins à Pascal, et il entre d’ailleurs en discussion avec celui-ci. Pourquoi les hommes ont tellement besoin de remplir leur vie en se passionnant pour de vains objets qui, loin de leur procurer une plénitude existentielle, les vident de leurs pensées et de leurs actes ? Cochard définit les séries comme le « passes-temps du siècle » et il nous interroge : « comment expliquer que l’une des activités les plus privilégiées du XXIè siècle pour remplir son temps libre ait souvent pour but de tuer le temps, et de permettre à celui qui s’y adonne de ne pas être confronté à cette lourde tâche d’avoir à penser à soi ? » C’est bien la question de notre rapport au temps que travaille Cochard dans ce livre, comme il la travaillait déjà dans son étude sur Debord en qui il avait voulu discerner, plus que le marxiste bien connu, un penseur obsédé par la fuite du temps. Il y a dans ce livre une dimension satirique, et même protreptique, que la langue et le sujet contemporains ne doivent pas occulter.
C’est par ce biais qu’il retrouve la philosophie politique, sans se perdre dans la sociologie. Il nous interpelle sur nos loisirs. Nous sommes dans une société du temps libéré, du partage de l’oisiveté. Or ce temps vide d’obligations est devenu un objet à récupérer par la société marchande, un domaine à coloniser, un espace à saturer. Les loisirs ne sont pas le contraire du travail mais l’enjeu d’une marchandisation nouvelle. Ce qui conduit à aborder autrement (bien que le livre n’en parle pas) des sujets comme la réduction du temps de travail, les vacances, les retraites, etc.
D’autre part, Cochard place la spécificité des séries dans les schémas narratifs qu’elles déclinent avec récurrence. Ces schémas s’ordonnent à un mode de subjectivation où la personne se développe en accédant à sa supposée intimité et en opérant, avec une supposée liberté, ses propres choix de vie. Lorsqu’on analyse « comment le développement personnel a pu accompagner l’essor de cette nouvelle culture psychologique », on voit que les séries en sont l’un des principaux vecteurs. En tant que tel, elles n’offrent d’autre réalisation de soi qu’imaginaire et masquent les déterminations sociales qui pèsent sur les personnes, celles qui les retient d’entrer dans une existence consciente et vécue. C’est parce qu’elles ont cette fonction d’éteindre la vie sous le rêve de la vie que les séries sont produites à foison, de manière industrielle, par les maîtres du spectacles, dont on peut supposer qu’ils savent bien ce qu’ils font. Qu’elles répondent à une demande n’empêche nullement qu’elles répandent un schématisme narratif aliénant. Bien au contraire ! L’aliénation est toujours l’objet obscur du désir. Ce qui réfute les philosophies de libération du désir.
Jean-Marc Ghitti