Le but de ce blog est de faire connaître le texte de notre pétition, mais c'est aussi d'en faire un espace de débat dans lequel les personnes qui ne souhaitent pas signer peuvent discuter notre analyse. Souvent, les débats ont lieu par mails. C'est ainsi que mon collègue Patrick Cabanel, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Toulouse 2- Jean Jaurès, m'a fait l'honneur de motiver son refus. Une correspondance s'est alors engagée, et puisqu'il m'en donne l'autorisation, je la reporte ici. Comme certains textes sont trop longs pour prendre place dans les commentaires, je place ici toute la correspondance.
1- Courriel 1 de Patrick Cabanel
Cher Jean-Marc,
Je te remercie pour ton initiative. Mais je ne
signerai pas une telle pétition, au moins pour une raison: que la
Grèce découvre cette valeur appelée laïcité, elle qui, il y a
quelques années encore, signalait l'appartenance confessionnelle sur
les pièces d'identité. Et qu'elle fasse ce qu'ont fait tous les
grands pays modernes: une révolution agraire face aux immenses
propriétés et fortune de l'Église orthodoxe. Où en serions-nous, en
France, si la moitié de Paris appartenait encore à l'Église
catholique, ses couvents, ses chapitres, etc. ? Quand le mal est en
soi, pourquoi aller le dénoncer chez les autres, type FMI, etc.
(c'est une histoire biblique, je crois: la paille et la poutre). La
poutre de l'Église orthodoxe grecque, c'est aux Grecs de la déplacer.
Je signerai une pétition en soutien aux forces laïques, pas à la
Grèce actuelle qui s'incline devant l'immense propriétaire, qui du
reste ne paye pas ou quasiment pas d'impôts, appelé l'Église
orthodoxe. Quant au soutien immédiat du nouveau gouvernement grec à
la Russie de Poutine qui entreprend jour après jour de martyriser
l'Ukraine (et là aussi la religion orthodoxe joue tout son rôle !),
il m'éloigne encore de croire que les bonnes victimes seraient toutes
d'un même côté.
Bien fraternellement
Patrick Cabanel
2- Ma réponse :
Mon cher Patrick,
Je regrette de ne pas pouvoir te compter parmi nous, mais je te
remercie vivement d’avoir pris le soin de motiver ton refus. Une
page entière de Patrick Cabanel pour refuser ma pétition, c’est un
honneur ! Même si je ne partage pas tes objections, j’en partage
les valeurs fondamentales, républicaines et laïques. Toutefois,
puisque tu engages le débat, ce ne serait pas respectueux de ne pas
le poursuivre. Voici donc ma réponse :
- La Grèce n’est pas un pays laïc. Je le regrette, comme
toi. Cela s’explique par l’implication des prêtres dans les grands
moments de l’histoire grecque : pendant la guerre de libération
contre l’empire ottoman, pendant la dernière guerre contre le
nazisme, où les prêtres étaient du côté des résistants. Cela
s’explique aussi par la faiblesse du réseau associatif. Le rôle des
Restaus du cœur est entièrement rempli par l’Eglise.
- Cela ne justifie rien. Mais le gouvernement actuel a
fait un grand pas vers la laïcité avec un premier ministre qui a
refusé de jurer sur la Bible, il en fera peut-être d’autres. C’est
un début qu’il faut plutôt encourager. En ce qui concerne la carte
d’identité, il ne faut pas oublier que le débat est clos en Grèce.
La religion n’est plus inscrite.
- L’Eglise, propriétaire de la moitié de la Grèce ? Oui,
certes, même si c'est exagéré. Mais est-ce le même débat que celui
de la dette souveraine ? Les évaluations les plus optimistes
estiment la fortune de l’Eglise grecque à un milliard d’euros.
C’est énorme, et cela mériterait des confiscations, mais quel poids
représente cette somme par rapport aux 315 509 milliards de la
dette publique ? Même si l’on nationalisait tous les biens de
l’Eglise, la contribution à la résorption de l’endettement serait
minime. Il me semble donc que les questions de la laïcité et de la
dette ne doivent pas être mêlées, car elles ne se situent pas à la
même échelle. Ce sont deux causes distinctes.
- « Quand le mal est en soi, pourquoi aller le
dénoncer chez les autres, type FMI, etc. (c'est une histoire
biblique, je crois: la paille et la poutre). » En dehors de la
question de l’Eglise, je ne vois pas de quoi tu veux parler. La
Grèce a toléré une corruption sur grande échelle, embauché trop de
fonctionnaires, organisé les Jeux Olympiques quand elle n’en avait
pas les moyens etc. Soit. Mais cela explique l’endettement d’avant
2008. A partir de 2010, la Grèce est gérée par la Troïka. Il est
donc normal que cette dernière porte la responsabilité des
résultats obtenus depuis. Or, la politique engagée avait pour
objectif de ramener la dette à un niveau inférieur au niveau
atteint à l’époque. Elle a explosé, du moins en pourcentage par
rapport au PIB. Même quand elle diminue en volume (preuve qu’il n’y
a plus de dérive des comptes), elle continue à s’alourdir en % du
PIB. C’est donc à l’Europe de réorienter sa politique.
- Sarkozy avait remplacé (ou voulait remplacer) un
fonctionnaire sur deux, les Grecs en ont remplacé un sur cinq. La
masse salariale est passée de 940 000 à 670 000 entre 2009 et 2013,
et cela a continué. Je n’ai pas les derniers chiffres. Les
traitements ont diminué d’environ 40%. Le salaire minimum a
fortement baissé. L’effort a été énorme. La misère est partout, la
culpabilité dans tous les esprits, la honte présente jusque dans la
révolte. Les Grecs ont appliqué à la lettre les recommandations des
pays créanciers. Jusqu’où faut-il, à ton avis, qu’ils paient pour
que tu aies le sentiment qu’ils ont « balayé devant leurs portes
» ? Jusqu’à combien de suicides, dont la courbe connaît une belle
envolée ? Je pense qu’il ne faut pas reporter des accusations qu’on
avait raison de faire en 2008 sur la situation actuelle : si un
peuple en Europe a balayé devant sa porte, il me semble que c’est
celui-là. Maintenant, ils n’ont plus de force.
- Notre pétition est un appel à la solidarité. Mais avant
d’évoquer les valeurs de ce type, notre texte est un appel au
réalisme et à la raison : une dette aussi lourde ne peut être
remboursée. On avancera mieux en le reconnaissant. Tu paieras
beaucoup moins pour les Grecs en leur étant solidaire, qu’en les
poussant à la sortie hors de l’euro, et donc au non remboursement
intégral de la dette. La solidarité a un coût, son absence aussi,
et il est bien supérieur.
Voilà donc peut-être pas de quoi te convaincre, mais d’enrichir le
débat. Merci de m’avoir donné l’occasion de le faire.
Avec toute mon estime
Jean-Marc
3- Deuxième lettre de Patrick Cabanel :
Cher Jean-Marc,
Merci pour cette réponse ! Le débat touche à des choses essentielles.
Pourquoi un aussi faible réseau associatif, par exemple ? On touche
aux racines religieuses les plus profondes des civilisations. Il y a
des cultures où chacun est invité à trouver en lui (et nulle part
ailleurs, par exemple dans aucun bouc émissaire) la faute et le
ressort de la rédemption de la faute; et des cultures où un corps
spécialisé de prêtres, placé au-dessus du commun des gens, délivre de
manière tout extérieure (parfois monnayée) la rédemption, ce qui est
à mes yeux la pire école de responsabilité. Du coup, oui, l'Église
assure le rôle des Restaus du coeur, et tant d'autres rôles, mais ce
n'est pas un indice de bonne santé sociétale et démocratique. Je me
souviens de l'analyse scandalisée de Félix Pécaut, le fondateur de
Normale sup Fontenay-aux-Roses (à l'époque où la France vaincue,
occupée, humiliée, rançonnée, bref au lendemain de 1870, refondait
ses institutions et son esprit - par la laïcité - plutôt que de
dénoncer la méchante Prusse, qui, méchante l'avait bien été - et qui
cherchait sans trop le cacher à imiter le meilleur de la Prusse:
l'instruction obligatoire, par exemple). Pécaut avait eu une mission
en Italie pour y étudier la scolarisation des filles dans le
secondaire ; il en est revenu en disant qu'un pays où les gens
passent de la dévotion à la Vierge Marie à la passion pour la loterie
nationale est mal engagé… Méditons !
Qu'attend la Grèce ? qu'on efface sa dette écrasante ? ça se fera
sans doute, y compris avec le soutien des âmes généreuses que compte
en rangs serrés la gauche française, mais quelle belle école de
responsabilité collective et individuelle ! Partait-elle plus mal que
d'autres pays du sud de l'Europe ? La dictature des colonels ? mais
les colonels étaient grecs, je crois. Et si la résistance communiste
avait gagné, ça aurait donné une autre Roumanie ? Et l'Église
orthodoxe, était-elle du côté de la résistance à la dictature, comme
l'Église catholique en Pologne communiste, comme l'Église luthérienne
en RDA ? ou de l'autre côté ? Je ne suis pas un spécialiste de la
Grèce contemporaine, je ne sais pas d'ailleurs s'il y en a sur la
liste des gens que nous n'allons peut-être pas ennuyer trop longtemps
avec notre différend, mais j'ai entendu dire par des gens apparemment
sérieux que la Grèce n'avait pas encore de cadastre, ni de système
fiscal moderne. C'est la faute au FMI ? Oui, la paille, la poutre.
J'ajoute, pour avoir lu Durkheim, que le taux de suicide dans un pays
est une affaire très complexe et qui touche au temps long. Tu sais
comme moi quel est l'un des pays au monde qui compte
proportionnellement le plus de suicides, et qui est le plus gros
consommateur d'antidépresseurs, et gros consommateur d'alcool même si
les choses vont mieux depuis quelques décennies de ce côté (un pays
où les jeunes bourrés à mort se noient le samedi soir en tombant dans
un fleuve côtier: pour oublier la dette nationale ?), etc. Ce n'est
pas la Grèce martyrisée par la troïka. C'est un pays riche, libre,
qui rembourse d'ailleurs à tour de bras les antidépresseurs, ce qui
rend plus aisée leur allègre consommation. Mais si c'était la Grèce,
que ne dirions-nous pas de la faute commise par le capitalisme à
l'encontre du peuple martyr, malade dans son âme…
Allez, avec mon amitié fraternelle.
Patrick
4- Ma réponse :
Cher Patrick,
Merci de ta nouvelle réponse. Je me contenterai de la réponse suivante. Il n'y a que les chiens et les fous qui sont irresponsables. Nier la responsabilité des personnes, c'est aussi une façon de les déshumaniser. Mais aborder les individus, ou les peuples, comme s'il s'agissait d'entités purement autonomes, maîtrisant tout ce qui se passe chez eux, c'est également une fiction irrélaliste. Les mécanismes économiques, et les causes extérieures, cela existe aussi. En disant que la dette grecque ne s'explique pas uniquement par le comportement des Grecs, je fais une observation factuelle. En disant qu'on ne la résoudra pas en se contentant de réduire les déficits et établissant un cadastre (tâche nécessaire, et en cours, mais très délicate à réaliser), je fais une autre observation factuelle.
J'ai ouvert un blog sur Médiapart consacré à la pétition. Le but est justement de permettre à ceux qui ne souhaitent pas signer de s'exprimer et au débat de s'engager. Plutôt que d'encombrer les boîtes de messagerie de nos collègues, je te propose de poursuivre le débat sur ce support. Je te demande l'autorisation d'y mettre tes deux textes (mais tu peux aussi le faire toi-même si tu le souhaites).
Bien à toi
Jean-Marc
5- Patrick Cabanel :
Cher Jean-Marc,
d'accord ! fini d'ennuyer nos collègues, qui du reste ont fait preuve face à ce débat d'une ataraxie, comme diraient qui tu sais, admirable (et après laquelle je cours depuis si longtemps…)
Tu peux mettre mes "textes", dans leur spontanéité assumée puisque j'avais fait un "répondre à tous" (en revanche, quand je vois les collègues publier un billet expliquant le cours des choses ou le sens de la société dans Le Monde, par exemple, je pense à cette phrase magnifique que nous avons tous apprise jadis, haruspex haruspicem videre non potest quam rideat1, ou quelque chose d'approchant).
Un dernier mot, avec votre permission à tous, sur cette question de responsabilité: bien sûr que les choses sont complexes. Mais les soutiens de gauche des Grecs me semblent oublier cette complexité : à les lire, c'est toujours la faute des autres (troïka, capitalisme, Allemagne, aussi, avec des relents intéressants, pour un historien). Et signer une pétition, franchement, par la nature même de l'exercice, ce n'est pas aller vers la prise en compte de la complexité.
avec toute mon amitié
Patrick
6- Jean-Marc Luce :
Ceux qui liront les développements de ce débat auront vu comment s'affrontent les valeurs de la responsabilité individuelle et de la solidarité. En ce qui me concerne, la solidarité est une valeur plus importante que la responsabilité, mais signer la pétition n'est pas non plus, dans mon esprit, une façon de déresponsabiliser les peuples. En effet, l'approche morale, voire moralisatrice de la question de la dette, ne doit pas, à mes yeux, empêcher d'examiner les faits et d'analyser les mécanismes économiques qui, en l'occurrence, dépassent entièrement le pouvoir d'action des Grecs. Le risque est alors de nier la réalité au nom des principes.
1- Patrick Cabanel cite le latin de tête. L'adage est en fait "haruspex haruspicem videre non potest quin rideat".