Faire ses études à Paris quand on n'a pas de parents riches, c'est un défi qui se conclut parfois de bien triste façon.
Tout juste boursier, j'ai droit au logement étudiant et au logement social, mais mes demandes sont en attente faute de place disponible. Mes études m'interdisent de travailler plus d'un mi-temps, et on connaît les loyers parisiens, inaccessibles à qui n'a pas un salaire de 1500 € au moins.
Seule façon de poursuivre mes études : trouver comment réduire mes dépenses de logement.
Avril 2008, avec quatre autres étudiants et trois jeunes précaires, nous « réquisitionnons » un immeuble de 250 m² laissé vide depuis dix ans. Juste en face du Bon Marché, dans le VIe arrondissement de Paris, un des quartiers les plus chers de la capitale. La propriétaire, une dame de 74 ans domiciliée en Belgique, reconnaît ouvertement de pas vouloir vendre ni louer son immeuble avant des années. Un vrai scandale à l'heure de la crise du logement.
Pour moi, habiter dans un immeuble vide, c'est le moyen de continuer mes études à Paris, mais c'est aussi une manière de protester contre la flambée des loyers et le nombre de locaux inoccupés.
Août 2008, nous passons en procès devant le tribunal d'instance du VIe. Condamnés à payer 18.000 €, plus 6.000 € par mois d'occupation, à une propriétaire qui se passe de loyer depuis dix ans, c'est un peu raide. Mais la justice française défend bec et ongles le droit de propriété privée, au mépris de droit au logement. Et puis nous savons que ces indemnités ne sont jamais réclamées. La mairie de Paris nous écrit son soutien, le maire UMP de l'arrondissement ne s'oppose pas à notre présence : nous décidons de continuer à habiter cet immeuble, dans le but d'encourager la propriétaire à vendre son bien à la mairie de Paris, qui cherche à l'acquérir depuis des années pour en faire des logements sociaux.
Six mois plus tard, la procédure judiciaire en appel suit son cours, nous nous préparons à aller en cassation, et voilà que nous apprenons que nos comptes ont été saisis ! Mes 500 € d'économies, les 1000 euros de Camille, élève aux beaux-arts, les 1200 € de Rémi, les 2500 € de la bourse de Jonathan, qui vient de la toucher, tout a disparu.
Paniqués, nous appelons notre avocate, nos soutiens, la presse, la mairie. Notre dette s'élève à 53 525,51 €, et tous nos comptes sont bloqués tant que cette somme n'est pas réunie. Autant dire qu'on va en avoir pour des années à rembourser tout ça avec nos maigres revenus.
C'est le paradoxe de la situation : on fait des études parce que c'est le seul moyen de sortir de la précarité, on occupe un bâtiment parce que c'est le seul moyen de continuer nos études, et cette occupation va nous enfoncer dans la précarité, avant même d'avoir trouvé un emploi !
Notre cas, pour être extrême, n'est que le révélateur de l'absurdité à laquelle mène une certaine conception du droit au logement. Une conception qui autorise des propriétaires tout-puissants à laisser leur immeuble vide au plus fort de la pénurie, et à enfoncer la tête sous l'eau des mal-logés en les criblant de dette pendant des années. Voilà ce que la loi française permet.
Bien entendu, il s'agit d'une propriétaire particulièrement égoïste et bornée, inconsciente de sa responsabilité dans la pénurie de logement comme des dégâts humains que sa négligence provoque. La décision de justice, en refusant tout délai avant expulsion (elle peut accorder jusqu'à trois ans), et en condamnant les occupants à payer une somme aussi importante, a été particulièrement sévère. Bien souvent, lorsque le propriétaire fait preuve de mauvaise volonté, les occupants ne sont condamnés à payer aucune indemnité.
On peut estimer que la propriété privée est un fondement de notre société, et qu'à ce titre elle doit être garantie et protégée dans la mesure du possible. Mais est-ce que la crise du logement, que tout le monde reconnaît, ne justifie pas que les pouvoirs publics forcent les propriétaires de biens vides à les louer ?
On peut juger que nous ne sommes pas dans une situation de détresse absolue, que nous ne sommes pas proprement dit à la rue, que nous aurions pu choisir de ne pas faire les études que nous avons choisies. Mais jusqu'où peut-on aller avec cette logique ? Est-il normal qu'une génération soit contrainte de se résigner à un avenir au rabais à cause du prix du logement ?
La loi de réquisition existe, elle n'est pas appliquée. Le gel des loyers est une mesure extrêmement simple et qui n'a jamais été davantage justifiée, elle n'est pas appliquée. Le RSA, comme le RMI, évite soigneusement les jeunes. La suppression des droits de succession aggrave encore le fossé entre ceux qui naissent dans une famille aisée et ceux partent avec rien. Les multiples encouragements à l'achat immobilier ont alimenté la flambée des cours et, par ricochet, la flambée des loyers et la crise financière.
La galère des jeunes n'est pas le fait du hasard, encore moins celui de la fatalité. C'est une construction politique soigneusement organisée et vendue aux Français sous le nom de « libéralisme ». J'ai du mal à voir en quoi cette politique soutient ma liberté.
Quand on vit de l'intérieur la crise du logement et la crise d'avenir de la jeunesse, on ne peut pas s'empêcher de comparer les déclarations de nos dirigeants à notre expérience personnelle.
Quand Christine Boutin, la ministre du Logement, déclare qu'elle fait « tout ce qu'elle peut pour loger tout le monde », quand elle déclare qu'il n'y a « pas assez de foncier », on a envie de lui mettre la réalité en face des yeux : à Paris, les immeubles vides se comptent par milliers.
Quand Valérie Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur, explique qu'elle fait « plus que ce qu'on lui demande » pour « garantir l'autonomie des étudiants », on a envie de lui crier dans les oreilles qu'on demande des logements étudiants depuis des années, et que la seule évolution depuis qu'elle est au pouvoir, c'est une diminution de ma bourse.
Quand Nicolas Sarkozy parle de mettre la France au travail, on a envie de lui fourrer le nez dans la réalité de ce pays.