La bande dessinée aujourd’hui ferait sourire les célèbres créateurs de Tintin, Spirou ou Lucky Luke. La plupart immortalisèrent leur rêve de héros en les envoyant dans des pays lointains ou imaginaires. L’Amérique coule souvent à la pointe de leurs crayons, c’est le continent par excellence, celui où les héros sont tellement grands qu’ils ont de la peine à ne pas déborder les cases dans lesquelles ils vivent leurs aventures.
Les dessinateurs de Belgique et de France, projettent leurs ombres au point d’atténuer l’éclat de leurs proches voisins, les Suisses. Un seul peut prétendre leur damner le pion, Zep. Et les autres, me demanderez-vous ? Même si vous ne le faites pas, je vais quand même vous en parler, du moins d’un duo qui a tout pour charmer, Jo & Ted, et d’un superbe album qui ne demande qu’à devenir aussi légendaire que le héros auquel il est consacré.
La bande dessinée est une grande famille, eux en font partie avec la particularité d’être les membres d’une même famille, ils sont frères de sang.
Il y a Nicolas alias Jo, c’est lui le dessinateur. Oui, il dessine, mais il s’est fait d’abord une réputation dans le dessin satirique. Il officie dans le journal satirique suisse Vigousse, presque un produit d’importation puisque c’est un Français, Thierry Barrigue, qui en est le fondateur. Pour ceux qui ne le savent pas, c’est le fils d’un autre dessinateur, Piem. Vous voyez bien que le dessin est une famille où l’on se croise dans les carrefours de l’imprévu.
La musique des mots est l’affaire d’Yvan, dit Ted. C’est le calme des nuages blancs qui passent dans le ciel d’été avant qu’ils ne se transforment en tonnerre et éclairs dans les scénarios. Mais que l’on se rassure, tous les orages finissent par se s’apaiser, aussi dans la bande dessinée, avec l’apparition d’un mot teinté de regret : fin !
Dessiner et scénariser un album est l’affaire des auteurs, mais c’est presque impossible sans héros et sans quelques peines. Le choix est vaste, de la création d’un personnage complètement imaginaire, à celui d’un personnage existant. C’est le dilemme finalement résolu par le duo, en adaptant et adoptant un personnage « bien de chez nous » comme on le dit dans certains cantons suisses. Ce personnage est bien connu, pas autant que Guillaume Tell, mais presque autant si l’on possède passeport à croix- blanche : Farinet !
Qui fut ce personnage ?
Joseph-Samuel Farinet est né en 1845 dans la vallée d’Aoste qui faisait alors partie des Etats de Savoie. Il vit de petites rapines et finit par arriver dans le canton du Valais en Suisse. C’est là qu’il va forger sa légende. Il est un peu contrebandier et fabrique de la fausse monnaie. Il est avant tout un anarchiste que l’on va comparer à Robin des Bois. A cette époque dans les vallées où il trafique, la situation économique n’est guère reluisante, on vit de peu et de rien. Il devient une célébrité locale et une partie de la population prend fait et cause pour lui. Il est finalement arrêté, mais combine son art de faussaire à celui du roi de l’évasion. Il est condamné plusieurs fois, mais il manque le personnage principal aux audiences : le coupable ! Chose rarissime dans la Suisse d’après 1848, sa tête est mise à prix, comme au Far West. Vivant caché avec quelques belles complicités, il meurt finalement en 1880. Selon certaines sources il aurait été abattu par un gendarme lancé à sa poursuite. Selon d’autres sources, il se serait tué accidentellement.
Il fut déjà légende de son vivant, mais elle deviendra encore plus auréolée après sa mort. Sa renommée dépassera les frontières de la Suisse. Charles-Ferdinand Ramuz lui consacre un roman Farinet ou la Fausse Monnaie en 1932. Le cinéaste suisse Max Haufler le met en scène dans L'Or dans la montagne avec Jean-Louis Barrault dans le rôle de Farinet, Suzy Prim, Edouard Delmont.
Encore aujourd’hui, on l’aime bien le Farinet et la légende est précieusement entretenue. Sa célèbre vigne, la plus petite du monde avec ses 1,618 m2 (nombre d’or), voit venir chaque année des célébrités de tous horizons, mais en fait très peu de nationaux. Plus de 300 ont fait le voyage, presque de manière anonyme. Le propriétaire de la vigne est aussi une célébrité, actuellement le dalaï-lama qui l’a reçue de l’abbé Pierre.
Rossini a consacré un opéra à Guillaume Tell, dont le célèbre final sert de fond sonore à de nombreux dessins animés quand on veut souligner une scène d’action, il pourrait servir pour illustrer musicalement la légende de Farinet. Malgré tout, Farinet tient enfin son opéra, il est de papier.
Un autre opéra sert d’introduction à l’album : « Va Pensiero », un extrait des paroles de Nabucco du célèbre Giuseppe Verdi.
Ensuite, la ronde des pages peut défiler sous vos yeux. C’est une belle aventure, une aventure dans l’aventure. Dans l’esprit des créateurs, elle existe depuis bien longtemps. Mais les cases tourbillonnaient avec leurs silhouettes à peine esquissées, qui dansaient de manière saccadée devant le décor majestueux des Alpes, quand ce n’est pas au fond d’une taverne enfumée de mauvais tabac. Il a bien fallu se mettre à l’ouvrage, remonter le temps, arrêter cette valse encore imprécise sur les rives du Rhône. Tout est bien qui finit bien, les personnages se sont enfin majestueusement figés sur le folio des aventures un peu fantastiques de ce baladin de la fausse monnaie. Elles vous racontent l’aube d’une légende, celle de Farinet, personnage réel devenu par la maestria de Jo et Ted, un candidat assis sur une bulle d’éternité.
La Bande dessinée est publiée aux éditions Favre à Lausanne - Suisse. Disponible en ligne sur les sites de vente.
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