La dissuasion nucléaire, un non-sens tragique et stratégique
Publié le 4 mars 2025
En s’entendant avec Vladimir Poutine pour se partager les dépouilles de l’Ukraine - "À toi ses territoires conquis à l’Est, à moi les terres rares qui lui restent !" - Donald Trump entérine son agression et valide la raison du plus fort, économique et militaire, comme norme de conduite internationale. Les frontières, la souveraineté politique et l’indépendance économique conjointement garanties à l’Ukraine, en 1994, par la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni dans le Mémorandum de Budapest, (1) en échange de la remise à la Russie de quelque 1900 armes nucléaires ? Enterrées. L’État de droit ? Les droits humains ? La Charte de l’ONU ? Le droit international ? Piétinés. Comble d’indécence : c’est le pays agressé qui est accusé maintenant de nous mener à "World War III", parce qu’il résiste depuis trois ans à l’agresseur.
Ainsi, des plaines de l’Ukraine à la "Riviera" gazaouie, ces deux chefs d’État dominateurs, forts des deux arsenaux atomiques qui surclassent tous les autres, puisent dans leur suprématie militaire, tant conventionnelle que nucléaire, le droit de dicter à deux le sort des peuples que leurs armes dites conventionnelles, russes en Ukraine, américaines à Gaza, servent déjà à écraser.
Pour résister à ce nouveau Yalta, faut-il emboîter le pas à ces fous de puissance, s’armer à qui mieux mieux, gonfler nos dépenses militaires en les faisant passer de 2% à 3 ou même 5 % du PIB, comme en Pologne, vanter nos armes nucléaires et leur consacrer une part encore plus grande du budget de la Défense ? C’est la voie que le président Macron et maintenant certains dirigeants européens, poussés par leur volonté légitime de résister à l’arrogante dictature de plus puissants qu’eux-mêmes, semblent vouloir emprunter. Et voilà que la dissuasion nucléaire revient à l’avant-scène.
Quelle illusion terrible !
La "dissuasion nucléaire" est un non-sens stratégique.
Déjà au seul niveau national, elle multiplie les incohérences. Défendre les valeurs républicaines, dont la fraternité, et les droits de l’Homme, dont le droit à la vie, en menaçant de tuer des millions de civils. Subordonner les "intérêts vitaux" de la France à l’emploi en premier -car tel est le principe français de "l’ultime avertissement"- d’armes qui ne manqueraient pas de provoquer une riposte écrasante de la part d’un État comme la Russie, qui en a 25 fois plus, et de plus avancées, plus "véloces" que les nôtres. Prétendre garantir notre sécurité par ces armes, tout en les interdisant aux États non dotés. Encourager ainsi leur prolifération, tout en prétendant la combattre. Interdire les armes de destruction massive biologiques et chimiques mais se les autoriser lorsqu’elles sont atomiques. Les dire "seulement dissuasives, donc de non-emploi", alors que pour les rendre dissuasives, il faut être prêt à s’en servir pour de bon. Chercher à économiser nos ressources au détriment des besoins sociaux, éducatifs, écologiques ou sanitaires de la nation, mais les gaspiller dans des engins qui ne nous protègent ni des terroristes, c’est évident, ni des autres États nucléaires. Mobiliser l’humanité pour sauver la biodiversité et combattre le dérèglement climatique, tout en plaçant la planète au bord d’une autodestruction atomique.
Comme le disait le général US Lee Butler, le dernier chef du Strategic Air Command, qui aurait eu à mettre en œuvre l’ensemble des forces nucléaires américaines si le président des Etats-Unis en avait donné l’ordre : "Les armes nucléaires sont fondamentalement dangereuses, extraordinairement coûteuses, militairement inefficaces et moralement indéfendables". En bref, la soi-disant "dissuasion nucléaire" n’est qu’un pari onéreux perdu dans tous les cas : "Si tu m’agresses, je te parie que je me suiciderai avec toi". Le "moi" et le "toi " étant ici des populations entières. Vous, nous, tout le monde et n’importe qui, ceux d’en face et ceux d’ici.
C’est donc aussi un tragique non-sens.
Censées garantir la paix, les armes nucléaires ont prouvé l’inverse. Celles de l’OTAN n’ont pas empêché M. Poutine d’envahir l’Ukraine. Invoquant au contraire leur extension possible à l’Ukraine comme un motif majeur de son "opération spéciale", il a usé des siennes d’abord pour dissuader l’Europe et l’OTAN de se porter aux côtés du pays envahi, puis pour "sanctuariser" les territoires ukrainiens annexés. Les dissuadeurs sont dissuadés, les arroseurs, arrosés. Le principal fauteur de guerre (soyons justes : il y en a d’autres), récompensé. Ainsi les armes nucléaires, loin d’éviter la guerre, la suscitent. Leur puissance ne protège pas la veuve et l’orphelin, elle les accable et sert l’injustice. Ce sont des armes de crimes contre l’humanité qui, sans même être utilisées, en engendrent d’autres. Celles d’Israël l’ont encouragé à bafouer pendant des décennies les droits des Palestiniens et les résolutions de l’ONU, avec pour résultat le crime contre l’humanité du 7 octobre 2023, puis les massacres de Gaza, autres crimes contre l’humanité avec encore plus de victimes. Et l’exclusion de toute solution politique, si ce n’est celle de MM. Trump et Netanyahou : les Gazaouis à la mer ! Les Palestiniens de Cisjordanie en Jordanie ! Et finalement un seul État d’apartheid, Israël, judaïquement pur - ou presque.
Étendue à l’Europe, la supposée dissuasion française serait encore plus catastrophique et encore moins crédible.
D’abord, la décision d’emploi de l’arme, en cas d’échec dissuasif, n’appartient, en dernière instance, qu’à un seul homme : le chef de l’État. Certes, c’est criminel, suicidaire, absurde, infâme, immonde, et totalement antidémocratique, mais c’est ainsi. Comment croire qu’elle pourrait être prise par un aréopage européen ? Il faudra donc que les autres Européens acceptent de confier leur sort à la décision du seul président français. Mais, à supposer que ce soit le cas, comment imaginer que celui-ci soit prêt à "sauver Dantzig" -autrement dit Gdansk,Tallinn ou Bucarest- en exposant Paris, la France et sa population à l’anéantissement ? Le président Giscard d’Estaing lui-même confie dans ses mémoires qu’il s’était, en pleine Guerre froide, promis en son for intérieur de ne jamais utiliser en premier l’arme atomique, préférant l’occupation de la France, dont on peut toujours se relever, à la destruction mutuelle assurée. Simple bon sens, mais en infraction complète avec la stratégie officielle. Preuve que celle-ci est absurde. Donc personne ne croira à "l’ultime avertissement français", surtout pas M. Poutine. Même si, au demeurant, rien ne nous permet de prédire ce qui se passera dans le cerveau de M. Macron. Car telle est la divine "incertitude" mise en avant et cultivée par les stratèges français : pour intimider l’ennemi, le chef de l’État, seul, doit pouvoir décider du sort de la nation. Quand on voit la façon dont il a décidé la dissolution de l’Assemblée nationale, on en frémit quand même.
Soyons clairs : la force nucléaire française est un immense gaspillage, même du point de vue militaire. S’il y a des dépenses supplémentaires à faire en matière d’armements, c’est assurément pour fournir à l’Ukraine ceux, conventionnels, dont il a un urgent besoin pour stopper l’avancée des troupes russes, voire les faire reculer, et négocier un cessez-le-feu en meilleure position, n’en déplaise à M. Trump, "l’homme de Moscou à Washington" (2). Mais le "parapluie nucléaire" français, pas plus que le britannique, ne peut se substituer au "parapluie américain". La "dissuasion nucléaire" n’a pas plus de sens aujourd’hui qu’elle n’en avait hier. Elle en aurait encore moins si l’on devait l’élargir à l’Europe pour se défendre de nouvelles agressions. Il faut cesser de croire et d’investir dans cette arme monstrueuse et, encore une fois, inutilisable, sauf criminelle et suicidaire absurdité.
Elle n’a qu’un seul usage sensé : servir de monnaie d’échange, être mise sur une table de négociations. Car il faut en débarrasser la planète et en priver une bonne fois tous les tyrans actuels ou à venir, si l’on veut sortir le monde de son chaos guerrier actuel et de la spirale d’un surarmement inouï, qui mène inéluctablement à la guerre.
La diplomatie française doit donc, si elle veut servir les peuples français, européens et même mondiaux, faire savoir aux autres États nucléaires, en particulier à ceux actuellement en guerre comme la Russie et Israël, que la France est prête à renoncer à ses armes nucléaires, avec réciprocité bien sûr, par la mise en œuvre effective de l’article VI du Traité de Non-Prolifération, et qu’elle invite par conséquent tous les États possédant des armes nucléaires, qu’ils soient ou non Parties au TNP, et tous ceux qui en hébergent sur leur sol, à se réunir à Paris, Genève ou Vienne, pour négocier et planifier l’élimination totale et dûment contrôlée des armes nucléaires et radioactives.
Si elle ne le fait pas, un référendum d’initiative partagée devra l’y obliger, conformément au voeu d’une majorité de Français (au moins 7 sur 10 jusqu’en septembre 2022).
"Approuvez-vous que la France participe à l’abolition des armes nucléaires et radioactives et engage avec l’ensemble des États concernés des négociations visant à établir, ratifier et appliquer un traité d’interdiction et d’élimination complète des armes nucléaires et radioactives, sous un contrôle mutuel et international strict et efficace ?".
Telle est la question posée. Parlementaires et citoyens doivent s’unir pour exiger la parole sur cette question vitale. Ce sera un immense service rendu au respect du droit et de l’humanité. Cela ne coûte rien mais peut rapporter gros à la paix, en Europe et ailleurs. (3)
Jean-Marie Matagne, Président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire (ACDN)
Docteur en philosophie
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(1)
Memorandum de Budapest. Version originale entrée en vigueur le 5 décembre 2014, en anglais, ukrainien et russe, avec les signatures de LEONID D. KUCHMA pour l’Ukraine, BORIS N. ELTSINE pour la Fédération de Russie, JOHN MAJOR pour le Royaume-Uni et WILLIAM J. CLINTON pour les États-Unis d’Amérique.
Traduction officielle en français.
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(2)
Cf. Régis Genté, Notre homme à Washington : Trump dans la main des Russes (Éd. Grasset, oct. 2024)
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(3)
Formulaire de soutien
Pourquoi un référendum ? Foire Aux Questions