Jean Matringe

Professeur de droit international, Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

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Billet de blog 26 février 2015

Jean Matringe

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La petite marchande de mort

Jean Matringe

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les armes tuent. Les armes sont destinées à tuer, non à dissuader. Même l’arme nucléaire ne fait pas que dissuader puisque, depuis son utilisation en 1945, elle tue par les conflits qu’engendrent sa possession et la possibilité de celle-ci. Vendre des armes revient donc à vendre la mort. Tout contrat de vente d’armes, donc, même « faramineux », appelle pour le moins, au-delà d’un enthousiasme béat qui semble être de mise, une discussion morale.

Mais nul besoin de se placer sur ce terrain pour pouvoir critiquer la vente « historique » de matériel militaire haut de gamme à l’Égypte qui fait suite à tant d’autres belles ventes qui, comme les hausses du CAC 40, font s’émouvoir certains comme autant de bonnes nouvelles.

En effet, la France qui prétend promouvoir les droits de l’homme, la démocratie et la paix internationale, vend des armes à un régime issu d’un coup d’état contre un régime qui, lui, avait été démocratiquement élu. Qui plus est, la politique de ce gouvernement égyptien depuis qu’il est au pouvoir viole un grand nombre de règles internationales, il est vrai essentiellement relatives aux droits humains… Méthodiquement, il applique une stratégie qu’on dénonce volontiers ailleurs de persécutions à l’égard de toute une partie de sa population. Il s’agit d’une purification politique qui n’a rien à envier à celles que la France aime volontiers critiquer en d’autres endroits au nom de la défense de la démocratie et des droits humains et qui paraît bien loin de la « responsabilité de protéger » sa population qui incombe à tout État.

Et comment douter une seconde que les armes et technologies françaises pourront être dirigées contre cette population, comme elles ont servi à bien d’autres endroits aux mêmes fins, notamment pour mater les « printemps » libyens et syriens sans remonter plus loin dans le temps ?

Or, je peine à trouver de bons arguments en faveur de ce genre d’accord.

Il est vrai que nous sommes en « guerre » contre le terrorisme.

Mais qui peut encore penser un seul instant que les armes sont un outil efficace contre le terrorisme ? Les Etats-Unis l’avaient fait en 2001. Il y avait alors un seul véritable foyer de terrorisme dangereux à l’échelle globale ; il y en a désormais à peu près partout, y compris en Egypte depuis… la contre-révolution militaire. Car, n’en doutons pas, la répression contre les frères musulmans va les entraîner tout droit dans la spirale du plus dur des terrorismes. Et il y a fort à parier que, complices du régime en place, nous figurerons en bonne liste dans la liste de leurs ennemis (même si nous soutenons en même temps d’autres régimes qui les assistent).

Regardons naïvement la carte du terrorisme. Incontestablement, son terreau le plus fertile est celui de la guerre, internationale ou interne, celui où les armes sont vendues et tuent.

Et comment l’Egypte va-t-elle payer ? Va-t-elle faire recracher à ses enfants le peu de nourriture qu’ils ont, les condamnant à aller voir des bienfaiteurs qui sont ces terroristes que la France dit combattre ? Il y aura de cela avec, en sus, un financement, si on a bien compris, de quelques Etats dont l’Arabie Saoudite, la fidèle amie de la France qui produit l’idéologie meurtrière de certains de ses pires ennemis contre lesquels celle-ci se dit en « guerre »…

Il n’y a aucune cohérence autre que sensationnaliste dans la politique étrangère et militaire de la France qui, à vouloir faire des affaires, s’allie avec des régimes qui produisent ou financent et arment ses ennemis et entretiennent sous perfusion les foyers terroristes contre lesquels elle prétend lutter.

Mais parlons affaires, justement.

L’argument des bienfaits économiques de ce genre de contrat mériterait à tout le moins d’être approfondi. Combien la France va-t-elle gagner exactement dans ce marché qui a vu, semble-t-il, le cours du Rafale s’effondrer ? Combien nos sociétés bénéficiaires du contrat vont-elles payer d’impôts sur les gains qu’elles vont ainsi obtenir ?

Supposons que les gains ne sont pas minces ; encore faut-il, dans un bon budget, mettre en regard les coûts occasionnés et il n’est pas sûr que le montant de ces coûts soit inférieur à celui des gains.

En effet, combien d’argent la France a-t-elle dépensé et continue-t-elle de payer pour intervenir militairement dans des zones en guerre qui utilisent les armes qu’elle vend ? Combien dépense-t-elle à lutter contre les terroristes qu’elle finance par ces contrats à plusieurs bandes (outre ceux conclus avec nombre de régimes qui financent divers mouvements terroristes qui lui tirent dessus) ? Combien dépense-t-elle pour assurer la sécurité de son territoire et de sa population contre le terrorisme induit en partie par sa politique étrangère de marchande de canons et d’alliances toutes plus folles les unes que les autres ? Combien d’argent dépense-t-elle pour fermer et surveiller ses frontières aux migrants victimes de ces conflits et pour refouler ceux qui sont parvenus sur son territoire ? Combien dépense-telle d’argent dans les libérations des otages français des terroristes et dans les opérations d’exfiltration de ses ressortissants dès que les conflits apparaissent ?

La France devrait penser une politique étrangère cohérente, sinon pour un monde qu’elle ne semble pas comprendre, pour elle même. Quant à la morale …

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