Communauté et société
« L’homme ne peut vivre qu’en société ; et la nature qui le destinait à cette situation l’a doué de tout ce qui l’y rend propre. Tous les membres de la société humaine ont besoin de secours mutuels et sont exposés également aux injures réciproques. Quand les secours sont donnés par l’affection mutuelle, par la reconnaissance, par l’amitié, par l’estime, la société fleurit et est heureuse. Tous ses membres sont liés ensemble par les doux nœuds de l’amour et de la bienveillance et sont pour ainsi dire attirés vers un centre commun de bienfaisance réciproque. Mais lors même que les secours nécessaires ne sont pas accordés par des motifs si généreux et si désintéressés, lors même que, parmi les différents membres de la société, il n’y a ni amour, ni bienveillance mutuelle, la société n’est pas, pour cela essentiellement dissoute. Elle peut alors subsister entre les hommes, comme elle subsiste entre des marchands, par le sentiment de son utilité, sans aucun lien d’affection : quoique alors aucun homme ne tienne à un autre, par les devoirs ou par les nœuds de la gratitude, la société peut encore se soutenir, à l’aide de l’échange intéressé des services mutuels, auxquels est assignée une valeur convenue » 1
La Gemeinschaft est une « communauté de sang, de lieu et d'esprit » ou prédominent l'instinct, l'affect au détriment de la pensée abstraite, caractérisé aussi par des individus qui sont définis par leurs « volonté essentielle ». Etat social ou règne l'entente entre les membres, la vie commune est régie par les mœurs et coutumes, ou le tout prime sur l'individu, avec une structure sociale rigide. A contrario la Gesellschaft représenterait la société moderne, technicisé et individualiste, qui façonnerait un individu régi par la « volonté arbitraire » où la raison l'emporte sur les affects ( Sylvie Mesure, 20132). Etat caractérisé par une structure sociale permissive ( dans les limites du cadre législatif), au mieux par l'indifférence, au pire par « la guerre du tous contre tous » ( Tonnies, 1887, p.45). Ces deux termes ont été théorisé par Ferdinand Tonnies dans son œuvre phare Communauté et société. Il écrit d'ailleurs à propos de la communauté que « Son développement tout entier est un rapprochement progressif vers la société ; mais d'autre part la force de la communauté, quoique diminuant, se maintient dans l'époque de la société et y reste une réalité de la vie sociale » (Sylvie Mesure 2013, cit Tonnies, 1887, p.163). Pour cet auteur la dynamique de la modernité est un processus de laïcisation du monde, qu'il qualifie dans son ouvrage de 1922 « d'auto-désagrégation du christianisme » ( Sylvie Mesure 2013, cit Tonnies 1921, p.738). Durkheim émit quelques réserves quant au passage de la communauté à la société sans prendre en compte toute causalité de l'action individuelle. Pour lui ce passage de société primaire à société moderne se fait de façon quasi-mécanique par le biais de la division du travail. Cette division ferait suite à l'avènement de la société moderne succédant une condensation de la vie sociale, qui entrainerait « une rupture d'équilibre dans la masse sociale » ( Durkheim, 1893, p.253). La division du travail serait alors une nécessité à la survie du corps social. Les deux auteurs sont d'accord sur le fait que ce processus a engendré une rationalisation de la société et à une intellectualisation croissante de l'individu.
Cependant Tonnies met en avant le rôle d'une certaine catégorie d'individus qui a conduit à la dissolution de la communauté, comme celle du « marchand ». La figure du marchand trouve une redondance en la notion de « l'homo oeconomicus3 » comme un individu calculateur, égoïste et intéressé, cette notion est centrale dans le processus de modernisation de la société. Pour Adam Smith l'individu en cherchant à maximiser son bien être participerait à la création de richesses de la nation ( Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776).
Pour Tonnies cette quête de satisfaction de besoins, d'un bien être ou encore d'un mieux être prendrait part à un « éblouissement national4 » peut s'appréhendé sous l'angle du commerce ( Tonnies, 1887, p.61), qui selon lui provoquerai « la dissolution de la communauté à travers l'action nocive de ses agents, en brisant l'autarcie du groupe communautaire et en imprégnant ( contaminant et corrompant ) de son esprit la mentalité de la majorité de ses membres » ( Sylvie Mesure, 2013). L'interprétation de Tonnies du passage de la Gemeinschaft à la Gesellschaft est caractérisée par une approche marxiste par la progression d'un système capitaliste dominant, qui tend à se généralisé, se « globalisé » ( Ingliss, 2009). Durkheim lui entrevoit ce passage par le biais de l'autonomisation des individus dont résulterait une nouvelle façon d'envisager le lien social. Compte tenu de quoi ces deux sociologues observent, une rationalisation du monde, une marchandisation du monde, une intellectualisation du savoir causé par la mondialisation naissante.
Tonnies perçoit en la communauté, un mouvement de contestation, qui mènerait des actions collectives afin de lutter contre les inégalités sociales, en raison de quoi il pressent en elle une forme de contre-pouvoir. Durkheim cherche lui à établir un lien entre de nouvelles formes de solidarité et l'individualisation croissante. Ce dernier a une vision positive de la modernité comme source de progrès social s'opposant la vision pessimiste voir fataliste de la modernité, perçu par Tonnies comme une source de déclin ( Sylvie Mesure, 2013). La vision pessimiste de Tonnies adresse une vive critique via le commerçant à la figure de l'homo oeconomicus ( qui s'il est besoin de le rappeler est un individu calculateur, égoïste5 et intéressé qui serait obnubilé par le calcul coûts/bénéfices). Cette mentalité de « chasseurs de dollars » est remise en cause par le sociologue allemand, qui voit en elle une perversion du lien social, qui serait dorénavant perçu selon cette logique mercantiliste comme un moyen de parvenir à ses fins ( principalement matérielles). Il déclare en reprenant Smith qu'avec la marchandisation du monde que « tout le monde est un marchand ». Cette évolution d'un lien social qualifié de « moderne » serait en rupture avec le lien social tel qu'il existe dans la « communauté », enclin à une bonne entente et dénué dans une certaine mesure d'intérêts matériels. Ferdinand Tonnies n'est pas réfractaire à l'évolution de la communauté en société , au contraire son scepticisme traduit davantage une forme de réformisme face à une modernité qui lui apparaît aliénante. L'économie ( ici est représenté par le commerce) amenuise le lien social au profit d'une incessante quête matérialiste ( plus ou moins assumée), et d'un individualisme triomphant qui s'il tend à se répandre ne serait pas, d'après la perception du sociologue au sujet de ce phénomène, propice à un environnement social « sain ». Du fait en partie de « l'auto-désagrégation du christianisme » et de la dissolution du lien social puisque la communauté est vectrice de valeurs (de travail, familiales, etc), et de solidarité. La communauté joue un véritable rôle de mutuelle, dans un contexte ou le retrait de l’État, qui n'assure plus un rôle d’État Providence. L'accroissement de la pauvreté, freine l'accès au service de santé marchand. C'est pourquoi les individus n'ont d'autres choix que de se tourner vers des formes de solidarités collectives, qui représentent la seule forme de solidarité accessible, pour les plus modestes (Alain Marie, 2012). Émile Durkheim décrit à son tour ce phénomène à travers sa notion d'anomie6 . En ce sens que la Division du travail mettrait à mal la solidarité en isolant les individus ( Emile Durkheim, De la division du travail social, 1883). Il précise aussi que l'incapacité des règles sociales à limiter les désirs individuels engendre une déception croissante et le sentiment d’aliénation ( Emile Durkheim, Le suicide, 1897).
« Et qu'est-ce que la peur de la misère sinon la misère elle-même?
La crainte de la soif devant votre puits qui déborde n'est-elle pas déjà une soif inextinguible?
Il y a ceux qui donnent peu de l'abondance qu'ils possèdent - et ils le donnent pour susciter la gratitude et leur désir secret corrompt leurs dons. Et il y a ceux qui possèdent peu et qui le donnent en entier. Ceux-là ont foi en la vie et en la générosité de la vie,et leur coffre ne se vide jamais.
Il y a ceux qui donnent avec joie, et cette joie est leur récompense.
Et il y a ceux qui donnent dans la douleur, et cette douleur est leur baptême.
Et il y a ceux qui donnent et qui n'en éprouvent point de douleur, ni ne recherchent la joie,
ni ne donnent en ayant conscience de leur vertu.
Ils donnent comme, là bas, le myrte exhale son parfum dans l'espace de la vallée.
Par les mains de ceux-là Dieu parle, et du fond de leurs yeux Il sourit à la terre.
Il est bon de donner lorsqu'on vous le demande, mais il est mieux de donner quand on vous le
demande point, par compréhension;
Et pour celui dont les mains sont ouvertes, la quête de celui qui recevra est un bonheur plus
grand que le don lui-même.
Et n'y a-t-il rien que vous voudriez refuser?
Tout ce que vous possédez, un jour sera donné ;
Donnez donc maintenant, afin que la saison du don soit la vôtre et non celle de vos héritiers.
Vous dites souvent : "Je donnerai, mais seulement à ceux qui le méritent".
Les arbres de vos vergers ne parlent pas ainsi, ni les troupeaux dans vos pâturages.
Ils donnent de sorte qu'ils puissent vivre, car pour eux, retenir est périr.
Assurément, celui qui est digne de recevoir ses jours et ses nuits est digne de recevoir tout
le reste de vous.
Et celui qui mérite de boire à l'océan de la vie mérite de remplir sa coupe à votre petit
ruisseau.
Et quel mérite plus grand peut-il exister que celui qui réside dans le courage et la confiance,
et même dans la charité, de recevoir?
Et qui êtes-vous pour qu'un homme doive dévoiler sa poitrine et abandonner sa fierté, de sorte
que vous puissiez voir sa dignité mise à nu et sa fierté exposée?
Veillez d'abord à mériter vous même de pouvoir donner, et d'être un instrument du don.
Car en vérité c'est la vie qui donne à la vie - tandis que vous, qui imaginez pouvoir donner,
n'êtes rien d'autre qu'un témoin.
Et vous qui recevez - et vous recevez tous - ne percevez pas la gratitude comme un fardeau, car
ce serait imposer un joug à vous même, comme à celui qui donne.
Elevez-vous plutôt avec celui qui vous a donné par ses offrandes, comme avec des ailes.
Car trop se soucier de votre dette est douter de sa générosité, qui a la terre bienveillante
pour mère, et Dieu pour père. » Le don par Khalil Gibran
1 SMITH, Adam. (1759) Théorie des sentiments moraux. Dernière édition augmentée en 1790. Paris : PUF, Coll. Leviathan, 1999.
2 Sylvie Mesure, « Durkheim et Tönnies : regards croisés sur la société et sur sa connaissance », Sociologie [En ligne], N°2, vol. 4 | 2013, mis en ligne le 25 septembre 2013, consulté le 13 novembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/1810.
3Relatif à un individu décontextualisé qui cherche à maximiser son bien-être via le calcul couts/bénéfices.
4Eblouissement du fait qu'au profit de la modernité comme processus d'individuation, de rationalisation et de marchandisation du monde, qui desservirait le corps social via une transformation des liens sociaux, si ce n'est leurs dissolutions.
5 Égoïste car il cherche exclusivement la maximisation de son bien être, de son mieux être personnel.
6 En sociologie, l'anomie est une notion qui désigne à la fois certaines situation d'absence, de confusion, de contradiction des règles sociales ; et à la fois elle désigne une société ou un groupe sans règles, ni structures sans règles naturelles ou légale, elle signifie ici le désordre social et de chaos. Elle ne doit pas être confondue avec l'anarchie , qui est une organisation sociale et politique sans autorité coercitive. Pour les anarchiste ce sont les les sociétés actuelles très hiérarchisées qui créent le chaos plutôt que l'ordre , là où l'anarchie serait l'établissement d'un ordre naturel, juste et égalitaire ( source ; La Toupie.org).