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Un sourire à tisser
La terrasse du café surplombait le marché de Luang Prabang, les yeux cernés par des nuits d'écriture, j'observais le ballet du matin. Mon regard fut happé par une scène qui restait, inchangée, chaque jour : une touriste occidentale, physiquement ou non refaite, s'accroupissait devant une vieille vendeuse de tissus laotien.
La vieille femme, Mae Sri, est un monument de sérénité. Son visage aligne des rides tracées par des rires ensoleillés. Quand elle sourit, toute la douceur du Mékong afflue dans ses yeux. Le contraste était frappant. Le sourire de la touriste était brillant, large, symétrique, mais prenais place qu'à la surface de son visage, tel un accessoire ajusté pour l'occasion. Il s'allumait pour la photo, s'éteignait, remplacé par une expression anxieuse tandis qu'elle vérifiait la prise sur l'écran de son appareil.
« Encore raté », murmurais je, en portant à mes lèvres mon café laotien. Ce qu'elle cherchait à capturer, elle le ratait. Elle photographiait la forme du sourire, pas sa substance. L'éclat du sourire de Mae Sri n'est pas dans la courbe de ses lèvres, mais dans la tranquille autorité avec laquelle elle dispose ses écharpes, dans sa patience infinie, dans la façon dont son regard se pose sur le fleuve avec une acceptation paisible. La dignité est un charisme qui ne s'achète pas qui se forge dans l'art de porter sa vie sans en faire l'étalage.
Un matin, je descendis au marché. Je m'approcha de jonques en bois sculpté, par un vieil homme qui partageait avec Mae Sri cette quiétude profonde. J'achèta une jonque, sans trop la regarder. En me rendant la monnaie, le vieil homme m'adressa un hochement de tête. C'était un mouvement à peine esquissé, un léger plissement des yeux, une reconnaissance silencieuse, une humanité partagée. Son sourire, pénétra ma poitrine. Il évoquait une manière d'être au monde qui résistait à l'urgence, à l'apparat.
Je compris dès lors, ce qui troublait ces femmes occidentales passées ou non par le bistouri. En quête d'authenticité, elles pensaient saisir un fragment de sagesse en capturant une image. Mais, ne voyaient que l'objet d'un désir, qu'elles ne pourraient assouvir aisément, celui de sérénité qu'elles pressentaient, comme produit exotique. Or, c'est un rapport au temps, à la souffrance, à la joie, qui se construit loin des bistouris, loin d'une course contre l'âge comme piège narcissique. Le sourire de Mae Sri n'est pas plus « vrai » pour autant ; il est l'aboutissement d'un chemin, d'une manière d'apprehender le temps et ses épreuves. Il est profond non pas parce qu'il est asiatique, mais parce qu'il est non modelé par la peur de disparaître.
Les jours suivants, je cessa d'observer les touristes. Je m'assis un après-midi sur un tabouret, à côté de Mae Sri. Je ne pris pas de photo. J'appris à sourire comme le vieux sculpteur : en plissant les yeux, en accueillant le moment sans le figer. Un matin, en tendant mon café, la serveuse laotienne me sourit. J'ai eu l'impression, non pas de voir un sourire, mais d'en recevoir un. Une connexion fugace, sachant que je ne pourrais posséder ce sourire.
Je ne peux que l'habiter, le temps d'un matin.