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J’ai quitté mon Sri Lanka natal, celui qui m’a vu naître dans ma seconde vie, pour la Thaïlande. Pays que j’avais visité en coup de vent lors d’une saison des pluies dans le nord, à Chiang Mai. Cette fois, je me rends à Bangkok l’exubérante. Je passe de la quiétude d’un village de pêcheurs du sud du Sri Lanka au quotidien d’une capitale qui ne dort jamais. Où, dès les premiers jours, les contrastes ne se font pas attendre. Je m’étais rendu auparavant à Kuala Lumpur pour une histoire de visa me permettant de revenir au Sri Lanka. M’étant rendu auparavant dans une grande ville, du coup à Bangkok, j’ai moins ce sentiment d’être un Indien dans la ville. Quand bien même, les grandes villes ne me font plus rêver, Bangkok a son charme. Mais, ça reste une grande ville quand tu es coincé dans les embouteillages à l’arrière d’un taxi-scooter et que les émanations de pétrole te chatouillent les narines, sous le soleil de midi, t’as vite fait de t’enfermer dans ta chambre d’hôtel ou dans un centre commercial pour profiter du « fresh air ».
La Thaïlande a légalisé le cannabis, ce dont personne n’aurait parié dessus avant la période du Covid. Le manque à gagner dû à la pandémie a fait dire à un pays, autrefois considéré comme l’un des plus répressifs au monde sur ces questions, de changer son fusil d’épaule ; pour saluer cette décision, je mets mes poumons à l’épreuve, moi qui suis divorcé depuis une dizaine d’années avec Marie Jeanne. Je m’achète des joints purs pour la modique somme d’un euro le joint. Autant dire rien du tout, joint sur lequel je « crapote » désormais, moi qui fus dans ma fringante jeunesse un Lion of Judah, un militant rastafari de la première heure, dominicale. Bref, désormais, trois ou quatre taffes suffisent à m’envoler plus haut que la fusée SpaceX.
Aussi, pour colorer mes journées, je délaisse des temples bouddhistes pour des temples de la consommation qui font office de sas de décompression loin d’une chaleur accablante. Pour ce faire, ils ont aménagé des rues piétonnes aériennes de sorte qu’entre le métro et les centres commerciaux, il n’y a qu’un pas. Ils ont la bonne idée de mettre des peluches de Panda un peu partout. Après avoir fumé de la skunk pure, la première fois à la vue de cette escorte de peluches, j’avais l’impression de voir une migration de zèbres nains, obèses. Ah ben, les plus modestes d’entre nous, pour visiter une autre galaxie, on n’a pas besoin de SpaceX. Un bon vieux Space Cake suffit pour voir des éléphants roses défiler façon gay pride.
Il va sans dire qu’en fumant, mes perceptions s’en retrouvent altérées. Et, quand je vois une flopée de filles avec un nez fin taillé au scalpel, à la Peppa Pig, avec des bouches de canard, du style Daisy Duck, au point que si elles se mettaient à faire la danse du canard, on y verrait que du feu. Dans une ville qui doit vendre autant de Botox que de sauce nuoc mam, des filles/femmes à ce point refaites, avec des traits européanisés, de telle manière qu’on ne sait plus si elles sont asiatiques, russes, israéliennes, latines ou encore transsexuelles. Elles sont plus blanches que blanches, avec, dans le doute, l’équivalent d’un pot de peinture sur la tête. Je ne sais pas si quelqu’un leur a dit que, de base, elles sont blanches comme des culs, donc il n’est pas nécessaire de forcer le trait. Et s’il y a quelque chose à compenser si elles ne veulent pas passer inaperçues, niveau fessiers, pour la plupart, il y a du boulot, je dis ça, je ne dis rien. D’après l’image de la femme moderne qui est véhiculée dans l’armada musicale mondialisée, celle d’une femme qui serait encline à participer à un concours de twerk. Une « twerk attitude » qui a remplacé l’image d’une femme fumant une cigarette, à croire que le booty, le « bon boule », soigne les entrées et met le feu aux poudres, en partie sur la piste.
Loin de ce que j’observe en majeure partie, du moins dans des centres commerciaux, où je vois des filles pâles refaites façon parfaite écolières, voire poupées russes, made in China, avec des yeux aussi globuleux que la Terre est ronde. Et pour le peu qu’elles mettent des lentilles de couleur, j’ai l’impression de voir une armée de fantômes reptiliens qui ne touchent pas le sol. Remarque, avec mes yeux rouges et mes pas hasardeux, on n’est pas loin de l’image d’un être vivant dans un monde parallèle façon " Stranger Things ". Et quand je dis une armée de filles refaites, je pèse mes mots, j’ai l’impression d’être dans le film " Dans la peau de John Malkovich ", version Barbie Land. On a pour mauvaise habitude de dire que tous les Asiatiques se ressemblent. En l’occurrence là, quand des filles asiatiques ont quasiment le même idéal physique, on n’est pas loin d’une ressemblance pure et parfaite. À ce jeu de sosies intemporels, les garçons ne sont pas en reste, en mode K-pop mania. Les garçons ressemblent à des filles, les filles ressemblent à des garçons, et les transsexuelles assurent leur transition. Un manège enchanté qui ne s’arrêtera pas de plaire à des vieux mâles occidentaux en quête de grands frissons. Ces derniers ont tous une destination en tête pour se faire toucher la bistouquette : Pattaya. Autant dire, un EHPAD lubrique à ciel ouvert, où la bière coule à flots et où les préservatifs font office de feux d’artifice pour des papys flingueurs qui ne tirent pas à balles blanches, mais dont beaucoup perdent leurs caleçons à trop jouer avec le feu.
En Thaïlande, j’aurais aimé dire que j’ai bu autant de thé vert que je n’ai mangé de riz, mais ça serait mal connaître des Asiatiques qui lèvent le coude, jusqu’à pousser la chansonnette en faisant des pas improvisés pour invoquer une pluie qui ressemble comme deux gouttes d’eau à des flots de bières qui, quand on est attablé, arrivent plus ou moins en un claquement de doigts, tout frais dans le gosier. J’y ai croisé plus de touristes chinois qu’il n’en faut pour monter un parti unique. Des Chinois se plaignent d’une restriction des libertés dans leur pays, mais une fois en vacances, j’en vois certains se transformer en caméra ambulante façon Big Brother. Un flot de perches à selfie qui vous rappelle une migration de cygnes noirs. Vous imaginez le ridicule, à l’époque, d’avoir des albums photos entiers de photos de soi prises à bout de bras ? Combien de pellicules gaspillées pour des prises en contre-plongée dans les bas-fonds de son ego quand cela est fait à outrance. Il est vrai que l’Asie du Sud-Est présente une beauté picturale à couper le souffle et à portée de main, voire de clics. Une beauté pourtant, à première vue, qui paraît inaccessible. Il faut y passer du temps et bredouiller un trop peu de dialecte pour s’immiscer dans un quotidien aussi agité que paisible. D’où les peaux acnéiques et les sourires grillagés m’ont rappelé mes années de gloire timide d’un sex-appeal juvénile. Je comprends pourquoi des foreigners y vivent une seconde jeunesse, avec une brunette aux bras, le bide plein de bières et les cheveux au vent à mobylette et sans casque. Certains pays d’Asie du Sud-Est sont un Disneyland grandeur nature pour gérontophiles, avec son musée de la décadence à la nuit tombée.
Certains coins de la Thaïlande, pour un amateur de prostituées, c’est un peu l’Amérique latine, avec le côté serviable et volontaire en plus, loin d’un tempérament de feu latin. Mais ne vous y méprenez pas, il y a de petits dragons habiles en courtoisie. Et quand on y vient à un âge avancé, aussi sympathique qu’on puisse être, il vaut mieux avoir le cœur accroché. Il y a des brunettes qui vous rendent ce semblant de confiance que peuvent avoir des hommes mûrs s’imaginant aussi séduisants qu’un Leonardo DiCaprio dans la fleur de l’âge. On m’a dit que le nombre de suicides d’Occidentaux en Thaïlande est important. Ruinés, semble-t-il, par des amours d’un soir tout au plus. Cela nous laisse dire qu’à trop fréquenter un monde de faux-semblants, on se brûle les ailes.
Dans cette société où nous sommes des corps à montrer, portés par un imaginaire dicté commercialement dans l’espace public comme incarnation de désirs sexuels, ces désirs renvoient à des identités sexuelles comme nouveau moyen d’être libéré, d’être émancipé, au détriment de tout le reste. La liberté sexuelle est mise en avant car vendeuse. Elle profite au capitalisme en faisant émerger de nouveaux marchés. En Asie du Sud-Est, la liberté de disposer de son corps via la prostitution est quasiment perçue comme une politique de développement. L’argent que la prostitution génère, autant de transferts vers la famille restée au village. Et s’il faut plumer des Occidentaux aux désirs capricieux pour espérer jouir à son tour d’un happy ending, ainsi soit-il. Le manège enchanté bat son plein pour ceux qui cherchent à se faire plaisir. Ceci dit, attention à l’envers du décor, qui fait mal. Un retour à la réalité qui se confronte à un jeu d’apparences qui coûte à chacun. Peut-être bien que de ce genre d’interactions peuvent naître des relations sincères. On souligne ici que la prostitution est une culture d’un viol consenti, où la victime volontaire se met à la disposition d’un bourreau choisi ou non, le temps d’un fantasme de domination. La prostituée est un corps à disposition, le produit d’un fantasme palpable et malléable plus ou moins à souhait, une chose désirable et désirée. La prostitution comme capitalisme dans sa forme primaire, flirtant avec la légalité du cadre législatif en vigueur, négociant à plusieurs échelles, du bar artisanal aux bordels aux allures de grandes surfaces. Et si la prostitution est le plus vieux métier du monde, il peut aussi prendre des allures d’esclavagisme. De sorte que les formes que prend cette profession tendent à nous questionner sur l’état de la société, voire du monde. Pour autant, le tourisme sexuel n’a pignon que dans certaines rues en Asie du Sud-Est, le reste, c’est que du bonus.
Si bien que ce voyage m’a changé. Au point qu’avant, je cherchais du regard des filles dans la rue pour trouver une occasion d’entamer la conversation. Maintenant, j’espère croiser des moines qui me mèneront vers des temples enchanteurs, aux arbres magiques. En Asie du Sud-Est, on passe facilement de Pretty Woman à Pretty Moine. Cette allégorie reflète la quête d’un équilibre. Ici, cette quête se poursuit avec un sourire de mise, au pays du smile.