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Billet de blog 18 décembre 2025

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Illustration 1

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J'avais trouvé une garconnière à louer au mois, légèrement à l'écart du tumulte de Siem Reap. D’un côté, la rivière étirait son ruban paresseux ; de l’autre, une rue droite et digne menait droit aux portes d’Angkor. L’endroit ne boudait pas mon plaisir de sérénité. Non loin de là, une roulotte de bois et de tôle, faisait office de pizzeria à ciel ouvert. 

Je m’y installai le deuxième soir, après un premier test concluant la veille. L’air était doux, chargé de l’odeur du bois de chauffage et de la terre humide. Le gérant, un cambodgien d’une cinquantaine d’années au visage ouvert, prit ma commande. Au lieu de retourner derrière son four de briques, il s’assit à ma table.

On parla du temps, du flux des touristes, de la chaleur qui allait revenir. Il parlait un anglais hésitant avec plein d’images. Ma pizza préparait par sa femme, arriva, fumante, le fromage coulant sur les tranches de saucisson piquant. Il posa sa main à plat sur la table, comme pour ancrer ses mots.

« Tu vois la rue qui va au temple ? » demanda-t-il. Je fis signe que oui, la bouche pleine. « Il y a un grand terrain vide, avec des herbes hautes. » Je connaissais. Je le voyais chaque jour. Un terrain vague quelconque.

« Là, les khmers rouges ont assassinés en masse. »

La pizza dans ma bouche devint étouffante. Il parlait avec une précision d’horloger. Il décrivait l’odeur de la peur, le silence qui précédait les coups. Il nommait des choses qui n’avaient pas de nom décent. Chaque détail était une piqûre. Au bout de dix minutes, le goût du pepperoni s’était transformé. Il avait l'amertume du sang séché, le piquant du fer rouillé. Je mastiquais une mémoire qui n’était pas la mienne.

Entre deux anecdotes qui me glaçaient le sang, le gérant du nom de Rith égrenait un souvenir qui le faisait sourire malgré tout. Un rire étouffé partagé avec un autre prisonnier. Des moments de grâce dérisoires, tentent malgré tout de faire oublier le chagrin. À un moment, il s’arrêta, tourna la tête vers le four où dansaient les flammes, et essuya du revers de la main quelque chose qui brillait à la commissure de son œil. Pas un sanglot, une timide perle de sel au goût de dignité avait percé son calme olympien.

« Les touristes passent, prennent des photos du terrain en se demandant ce que c’est, et vont voir les temples », dit-il en se retournant vers moi, un sourire étrange aux lèvres. « Moi, je vois les temples à travers le terrain. L’un ne va pas sans l’autre. »

Je compris alors que je regardais l’incarnation même de son pays. Rith était un écorché vif. Chaque parcelle de sa peau sensible avait été brûlée. Pourtant, il n’était pas en lambeaux. Il était reconstruit sur les cendres de son histoire. Sa sérénité n’était pas l’oubli, mais la cicatrice. Sa joie de vivre n’était pas intacte, elle était reconquise. Elle avait la fragilité magnifique d’une pousse verte sur un sol calciné.

Il se leva pour servir d’autres clients, retrouvant son rôle de pizzaiolo avec une aisance déconcertante. Je restai là, devant ma pizza à moitié mangée, dans cette ruelle paisible qui menait aux splendeurs d’Angkor et traversait, sans le savoir, un champ de morts et son lot de fantômes. Le Cambodge n’était plus pour moi une carte postale de pierres mystérieuses. C’était la vie, dans une sereine simplicité, s’était réappropriée l’endroit où on avait tenté de la supprimer. Elle servait désormais des pizzas, avec des larmes en accompagnement, pour quiconque était prêt à les voir.

La mort n’a jamais quitté le Cambodge. Elle rôde, tapie dans l’ombre et dans les souvenirs des charniers. Aujourd’hui, elle ne se cache plus. Elle se précise, se précipite vers la frontière nord, là où, depuis dix ans, la Thaïlande et le Cambodge se disputent, des lambeaux de jungle ornés de pierres sacrées.

Ici, à Siem Reap règne une quiétude de surface, lourde et douceâtre comme l’air avant la mousson. Le marché grouille, les tuk-tuks klaxonnent, les enfants rient en courant après un ballon de fortune. Pourtant, le spectre de la guerre s'invite à chaque porte, s’immisce dans chaque conversation entre deux gorgées de thé glacé. « Ils bombardent près de Poipet », les nouvelles, sèches et brutales, tombent comme des pierres dans l’eau stagnante de notre quotidien.

Les Cambodgiens affichent une sérénité désarmante. Rith, mon ami au sourire usé par le temps, sirote sa bière Angkor en haussant les épaules. « Quand tu as connu les Khmers Rouges, plus rien ne peut te briser. Et nous… nous avons Angkor Wat. ». Il dit cela avec une fierté tranquille, comme on évoque un ancêtre invincible. Un argument qui peut prêter à sourire. Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple monument. C’est l’âme d’un peuple, un talisman à l’échelle d’une nation. Pour ces pierres ils sont prêts à mourir, elles sont la preuve qu’ils ont déjà survécu.

Je m’y rends chaque jour. Angkor Wat n’est jamais la même. Hier, sous une pluie diluvienne qui transformait les douves en fleuve d’étain, un coucher de soleil agonisant, dernière lueur d’une bougie luttant contre l’obscurité, avait teinté les tours d’un or pâle et tragique. Avant-hier, un nuage en forme de dragon s’était lové, son ventre strié d’éclairs de chaleur muets. Et puis, il y a eu ce soir, celui d’avant les frappes.

Le ciel était une voûte nervurée de cirrus, comme les côtes d’un géant céleste. Alors que le soleil plongeait, ces nervures se sont embrasées, virant au rouge vif, au rouge sang, au rouge krama. Une couleur si violente, si insistante, qu’elle semblait moins une merveille optique qu’un présage. Un ciel qui saignait sur la forêt de pierre. Le lendemain, les nouvelles sont arrivées ; l’artillerie thaïlandaise s’était réveillée avec une fureur renouvelée. Poipet, la ville-frontière fut bombarbée.

Cette fin d’année ne verrait pas de réveillons. Elle voit des files de gens, thaïlandais et cambodgiens, poussant des charrettes portant leurs vies. Ces villageois n’ont rien demandé, jetés sur les routes poussiéreuses, le regard vide, hanté. Ça c’est, la brutalité de la guerre, elle vise les innocents, épargne ceux qui l'a fomente.

L’Asie du Sud-Est peinte comme un éden de plages et de jungles luxuriantes, révèle son autre visage. Celui d'un paradis fragilisé en partie par une crise climatique qui le temps d’une saison, vire à un enfer de sécheresse ou d’inondations. Sans oublier cette autre marée, silencieuse et tenace, la montagne de plastique qui s'avance, telle un champ de dune, étouffant les rizières et les estuaires.

À la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande chaque jour est une bénédiction volée. Chaque repas, un probable adieu. Chaque nuit, le ciel peut se déchirer ou se couvrir de cette rougeur fatidique. L’esprit de Noël, doux et consensuel, n'a pas sa place ici. La couleur rouge s’impose. Celle du couchant sur les temples, celle du krama autour des cous, celle de la terre après la pluie, celle, du sang versé.

La mort n’a jamais quitté le Cambodge. Elle se rappelle à nous, en teintant le ciel. Au milieu de quoi, immuable et silencieux, Angkor Wat veille. Dragon de pierre contre dragons de feu, témoin éternel des violences et des résistances d’un peuple qui a appris, dans la douleur, que la beauté est aussi une forteresse.

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