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Billet de blog 21 novembre 2025

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Mystification identitaire et ploutocratie kanak

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cet article analyse la manière dont une partie des élites indépendantistes kanak a mobilisé le registre identitaire, en particulier la référence sacralisée à « l’identité kanak », à la coutume et à la tradition, pour légitimer leur pouvoir politique, conserver leurs privilèges économiques et maintenir une position dominante dans le champ politique local. À travers les concepts de mystification identitaire, de capital coutumier, de paternalisme institutionnel et de ploutocratie, il s’agit de montrer comment un discours de libération a pu, dans certains cas, se transformer en instrument d’immobilisme et de reproduction élitaire.

Depuis les années 1970, le mouvement indépendantiste kanak s’est construit autour d’une parole de libération, visant à restaurer la souveraineté d’un peuple spolié territorialement, économiquement et culturellement. Cependant, au fil des décennies, un phénomène paradoxal s’est développé : certains élus kanak, au nom de la défense identitaire, ont consolidé un pouvoir personnel qui combine avantages coutumiers, rentes politiques et statut sacralisé. Sous couvert de défense de « l’identité », ils ont parfois verrouillé les espaces de débat internes, infantilisé leurs administrés, monopolisé la parole politique, capté des ressources économiques et préservé leur position en jouant de la symbolique coutumière, dissimulant leurs privilèges sous une rhétorique anticoloniale incantatoire. Il ne s’agit pas de nier la légitimité historique du combat indépendantiste, mais d’analyser comment, dans certains cas, le discours identitaire a été converti en capital politique et économique.

Dans le sillage de ce que Fanon appelait la « mystification identitaire », ce recours à une tradition figée pour masquer l’inaction certains leaders kanak ont entretenu une forme de mythologie identitaire. L’anthropologie montre pourtant que la coutume kanak est dynamique, négociée, évolutive. Malgré cela, une partie de la classe politique la présente comme immuable, sacrée, non discutable, strictement hiérarchique. Ce gel stratégique permet à certains notables de légitimer leur position privilégiée, d’empêcher la critique interne, de neutraliser les voix dissidentes, notamment celles des jeunes, et de sacraliser la hiérarchie clanique dans ses formes les plus avantageuses. On assiste alors à une instrumentalisation politique du coutumier, qui cesse d’être un système de solidarité pour devenir un outil de contrôle symbolique.

Le colonialisme a évidemment des effets durables et réels. Mais certains leaders ont transformé cette mémoire en ressource discursive, permettant de détourner l’attention des dysfonctionnements internes, d’éviter d’assumer leurs responsabilités politiques, de justifier l’inaction ou les erreurs de gestion, et de se présenter comme remparts sacrés de la cause. Le recours au colonialisme comme explication absolue devient alors une démagogie racoleuse, un paravent idéologique.

Pierre Bourdieu aurait parlé ici d’accumulation croisée de capitaux : capital coutumier, capital symbolique, capital politique, capital économique. Certains élus indépendantistes occupent une zone hybride : ils ont un statut coutumier (grand chef, petit chef ) et un statut politique (maire, député, membre du gouvernement, élu provincial). Cette double position leur permet de capter les ressources de l’État, d’accéder à des salaires confortables, de contrôler des associations, de distribuer des faveurs et de gouverner sans rendre de comptes. Dans certains cas, ils deviennent de véritables ploutocrates coutumiers : des élites qui parlent au nom du peuple mais vivent comme une oligarchie.

On assiste ainsi à la formation d’une bourgeoisie politique autochtone comparable aux élites postcoloniales décrites par Achille Mbembe ou Jean-François Bayart. Cette nouvelle classe utilise la tradition pour protéger son statut, l’anticolonialisme pour délégitimer toute critique, et le clientélisme pour structurer sa base. Elle ne remet pas en question l’ordre économique, seulement sa place dans cet ordre.

L’un des paradoxes les plus frappants tient à ceci : une élite qui dénonce la domination coloniale reproduit parfois, à l’intérieur même de la société kanak, un paternalisme similaire. Les jeunes kanak, diplômés ou non, sont souvent traités comme des enfants, comme des héritiers à surveiller, comme des sujets à protéger plutôt que des citoyens à responsabiliser. Toute parole critique devient un manque de respect, un écart coutumier, une trahison politique. C’est la coutume comme censure, et non plus comme médiation. Certains élus cumulent l’autorité symbolique du clan et l’autorité politique du siège électoral. Ils deviennent des médiateurs obligés, se positionnant comme traducteurs du peuple kanak alors qu’ils ne traduisent souvent qu’eux-mêmes. Le peuple ne parle plus : il est parlé. Il y a là un coup d’État symbolique, une confiscation des voix au nom d’une identité mythifiée.

La critique de la négritude par Fanon portait sur le risque de figer l’identité, d’essentialiser l’être noir, de remplacer un système colonial par un système élitaire interne. On observe un phénomène analogue chez certains indépendantistes kanak : exaltation mystique de l’identité, récupération des symboles pour consolider un statut. L’identité devient un slogan, une bannière, une monnaie politique. Et tout ce qui relève de la nuance devient suspect.

Pour penser l’avenir kanak, il faut dépasser deux impasses : le colonialisme externe, encore puissant, et le colonialisme interne, reproduit par certaines élites autochtones. La décolonisation ne peut se satisfaire d’une mythologie identitaire sans transformation des structures, ni d’une sacralisation coutumière instrumentalisée, ni d’une ploutocratie couverte ou non d’anticolonialisme rhétorique. La révolution kanak sera sociale et démocratique, ou ne sera pas. Elle passera par une redistribution réelle du pouvoir, une critique interne lucide, une ouverture aux voix jeunes, féminines, dissidentes, et une désacralisation de la caste politique coutumière. En d’autres termes : décoloniser, oui, mais aussi se décoloniser de ses tyrannies.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.