
Agrandissement : Illustration 1

Le progrès mord dans la peau, il fait des cicatrices luisantes. Dans l’Asie et le Pacifique qui sont sœurs de flux, l’une maîtrise l’eau, l’autre naît de l’océan. Aujourd’hui, leur connivence n’est plus qu'ancestrale, elle est le laboratoire d’une mutation froide.
De Bangkok à Nouméa, le progrès dénature, norme, s’incarne dans la chair des paysages et des corps.
Sur les ruines des rizières, des centres commerciaux s’élèvent comme des temples nouveaux. Les visages marqués par le soleil et le sel portent l’uniforme de la beauté globalisée : peau pâle, pommettes hautes, yeux double-paupières, idéal importé, honte intériorisée.
Des adolescentes échangent les tatouages coutumiers contre des crèmes éclaircissantes. À Phnom Penh, des influenceurs sourient devant l’objectif, la peau lissée par des filtres qui gomment leur héritage.
Le Mékong charrie du plastique et des rêves standardisés. Le lagon reflète les drones et les resorts. Cette transformation n’est plus vécue comme une agression, mais comme une évolution naturelle.
La modernité mord la peau, s’y ancre comme une seconde nature, ceux qui résistent passent pour des âmes en retard sur leur temps.
Dans les deux régions, le progrès comme effacement vante la « croissance ». Mais à quel prix ? Les langues s’étiolent, les gestes ancestraux deviennent des attractions touristiques, les visages se ressemblent. L’Asie et le Pacifique, berceaux de la diversité humaine, deviennent les vitrines d’une esthétique mondiale aseptisée, un visage lisse, sans mémoire, ni histoire. Et nous marchons dans ce monde hybride, parfois complices, souvent impuissants, le corps tiraillé entre fierté des racines et séduction de la norme.
Quand le Sud s'habille en blanc, tels des fantômes arborant des baguettes. Il ne s’agit plus d’influence, mais de possession. L’Asie du Sud-Est, mosaïque de royaumes et de rizières, se mue en miroir déformant de l’Occident. Ses enfants sont devenus, dans l’imaginaire et l’ambition, les nouveaux blancs.
Prenez Phnom Penh, sur les boulevards, l’ombre du protectorat français n’a jamais été aussi vivante.
Des promoteurs khmers bâtissent des îlots haussmanniens, copiant pierre pour pierre les immeubles parisiens, comme pour conjurer une infériorité sceller une revanche. Ces façades posées en plein cœur d’une capitale qui fut le symbole du non-alignement, sont un reniement architectural. Une manière de dire, nous maîtrisons votre grammaire du pouvoir.
Que vend-on dans ces quartiers en vogue ?
Des croissants, des macarons parfois « revisités » à la noix de coco ou au pandan, mais toujours présentés comme des trophées.
Ces pâtisseries ne sont plus de la gourmandise ; elles sont des artefacts. Sous leur dorure, on sent le goût aigre d’un protectorat qui a tourné à la nostalgie mercantile. Le colonialisme n’a pas disparu, il demeure dans les assiettes, comme argument marketing.
La peau, le béton, tout autant de symbole, de mutation qui n’est pas qu’urbaine, mais charnelle. Les échoppes de cosmétiques proposent des crèmes blanchissantes à grand renfort de mannequins au teint clair, comme si la beauté ne pouvait qu’épouser la palette occidentale. Le progrès, se mesure à la capacité d’effacer ses traits. Le Cambodge n’est pas un cas isolé. À Hồ Chí Minh-Ville, des tours futuristes côtoient des villas coloniales restaurées pour une élite qui rêve en anglais. En Thaïlande, les centres commerciaux deviennent des cathédrales où l’on vénère les marques européennes.
Mais qui rit sous la cape ? Derrière cette imitation, se cache une ironie cruelle, l’Occident fantasmé, et aussi dépassé. Ces pays ne se contentent pas de singer, ils s’approprient, hybrident, retournent parfois, l’esthétique du dominateur comme un gant.
Reste que dans cette course, une partie de l’âme se noie. Le Mékong charrie toujours son limon, mais il charrie aussi les fantômes de Haussmann et de Bonaparte. Et si le protectorat n’a jamais pris fin ? S’il s’était réfugié dans le désir de ceux qu’il a dominés qu'ils pensent dominés, à leur tour comme seconde peau comme peau de chagrin ?