Noël sous les bombes
À Siem Reap, l’air sentait la pluie chaude et la fumée lointaine. Un parfum de guerre voyageait, porté par le vent. Depuis le 15 décembre, le grondement sourd des avions thaïlandais était devenu la basse continue de nos vies, une vibration dans le corps avant d’être un son. Ni les inondations de la mousson, ni le tremblement de terre à Bangkok au cours d'année, ni même les images glaçantes de Gaza n’avaient semblé infléchir la détermination de cette force militaire venue du nord. La vie, ici, avait un prix que les cartes d’état-major ne mentionnaient pas.
À Poipet, ville-frontalière transformée en champ de bataille, la saison des fêtes avait revêtu des allures de cauchemar. Les routes stratégiques, artères vitales pour le commerce et les familles, étaient labourées par les bombes. Chaque explosion secouait la terre et les âmes, tandis que, paradoxe cruel, dans certains quartiers épargnés, des rires d’enfants crépitaient avec les premiers feux d’artifice achetés au marché noir. Des fusées éclairantes rouges et vertes montaient vers le ciel, dessinant des paraboles joyeuses qui croisaient, plus loin, les trajectoires mortelles d'obus. Une sinistre chorégraphie où la joie et l’horreur dansaient dos à dos.
Les campements de fortune poussaient comme des champignons après l’averse, le rouge s’imposait. Non pas le rouge des lanternes de Noël mais le rouge de la terre retournée, du krama usé taché de boue et de sueur, de la lumière d’incendie qui, parfois, teintait la nuit. Des familles cambodgiennes et thaïlandaises mêlées dans le même malheur, regardaient, le vide de leur nouvelle existence. Sous des bâches tendues, dans des cabanes de tôle et de bois de palette, ils revoyaient leur maison, leur rizière, leur échoppe. Cette vie jadis, si dure déjà, leur apparut avec la clarté aveuglante d’un luxe perdu. Le confort n’était pas l’électricité ou l’eau courante, mais celui de se coucher dans son lit, à l’abri d'hommes qui décident de la mort d'autres.
Lyna, une jeune femme dont le mari avait disparu dans le chaos d’un bombardement, serrait contre elle ses deux enfants. Autour d’un feu de camp, ils grillaient une poignée de bananes. « C’est notre repas de fête », murmura-t-elle, sans amertume, comme une simple constatation. Dans ses yeux, il n’y avait plus de larmes, juste une lassitude infinie. Le chant monotone d’un moine bouddhiste, porté par un haut-parleur fissuré, scandait des soutras pour les défunts. Il se mélangeait aux crépitements lointains des armes et aux pétarades sporadiques des feux de joie improvisés.
De retour à Siem Reap, l’angoisse était diffuse, mais omniprésente. Sur les terrasses des cafés, les conversations tournaient en rond, suspendues à l’écoute de la prochaine détonation lointaine. On se rassurait en disant que les lignes tenaient, que les temples d’Angkor étaient protégés, que la communauté internationale allait réagir. Mais dans le regard de chacun, une question persiste : jusqu’où cela irait-il ?
La veille de Noël, le ciel se couvrit de nuages lourds, étouffant les étoiles. Depuis le toit de sa guesthouse, James, un photojournaliste australien en attente d’un laissez-passer pour la frontière, observait l’horizon nord. Soudain, un rideau de traçantes déchira l’obscurité, suivi de plusieurs impacts qui firent vibrer les vitres. Presque simultanément, du quartier pauvre près de la rivière, monta une gerbe d’étincelles dorées : un feu d’artifice artisanale, pour les enfants déplacés. Les lumières dorées et rouges dansèrent un instant dans le ciel, comme des lucioles folles, avant de s’éteindre dans la fumée d'incendies.
Dans cette nuit où l’on célébrait ailleurs la paix et la vie, à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, se réduisait à l’essentiel : un abri, un morceau de nourriture, la chaleur d’un corps contre le sien. Les bombes avaient remplacé les cloches, la peur avait remplacé l’attente du père Noël. Pourtant, au milieu de l’enfer, des gestes de partage, des regards de compassion échangés entre étrangers du malheur, de la main ridée d’une grand-mère qui caressait les cheveux d’un enfant qui n’était pas le sien.
Noël sous les bombes, mais dans l’obscurité, des bananes grillées se partagent, une prière se murmure, éclairante, naïve montant vers les étoiles. Rappelant que même dans la gueule de la guerre, l’étincelle humaine refuse de s’éteindre. Elle lutte, faible et tenace, comme la flamme d’une bougie sous la tempête, virevolte au gré du vent mais tient bon jusqu'à sa dernière lueur.