De quoi Meïr de Przemyshlan est-il le nom?
Le Cardinal et le Rabbin, un entretien de Gilles Bernheim et Philippe Barbarin, publié aux Éditions Stock (2008), prix Spiritualités d'aujourd'hui 2008
«Un Maître du hassidisme, rabbi Meïr de Przemyshlan, ne parlait pas des signes annonciateurs de la venue du Messie en termes de catastrophe ou d'apothéose. Il y voyait plutôt un temps qui n'a aucune royauté à rétablir, aucun trône à restaurer, aucun titre de propriété à faire valoir, un temps qui ne cache pas d'épée dans le pli de sa tunique! Sa fonction n'est pas d'opposer une force à la force, mais plutôt de substituer au triomphe des plus forts le doute et la précarité, de tordre le cou à l'éloquence et à la bonne conscience des vainqueurs (page 143).»
Vladimir Jankélévitch Quelque part dans l'inachevé, dialogue avec Béatrice Berlowitz, Gallimard, 1987.
«L'humour n'a aucune royauté à rétablir, aucun trône à restaurer, aucun titre de propriété à faire valoir, ne cache pas d'épée dans les plis de sa tunique ; sa fonction n'est pas de restaurer le statu quo d'une justice close, ni d'opposer une force à la force, mais plutôt de substituer au triomphe des triomphants le doute et la précarité, de tordre le cou à l'éloquence et à la bonne conscience un peu bourgeoise des vainqueurs.»
Loin de moi l'idée de justifier le plagiat et d'excuser le plagiaire. C'est parce que la pensée n'appartient à personne que les idées doivent être reconnues à ceux qui les délivrent. Ce n'est pas seulement une question de respect pour celui d'entre nous qui s'engage, c'est aussi pour ne pas perdre le fil et le moment de celui qui va plus loin et nous emmène. Chacun peut être le maître dans l'instant de la parole ou de l'échange, mais, mortel, qu'il soit à jamais immortel par ce qu'il nous enseigne.
Loué soit donc pour l'éternité le rabbi Meïr de Przemyshlan pour la fable que le rabbin Gilles Bernheim lui prête et avec lui les deux chercheurs en philosophie Jean Nehoray et Benoît Hamon qui l'ont identifiée comme plagiat déguisé sur le site Theoria le 10 avril 2013.
En effet il faut s'y résoudre, notre frère en philosophie, Gilles Bernheim, qui prétendait au titre académique et qui occupait un magistère autrement sélectif, se serait abaissé à recopier sans le citer ce qu'avait écrit le philosophe Wladimir Jankélévitch et à l'inverse en citant le rabbin Meïr dont on ne retrouve aucune trace.
Gilles, pauvre Gilles, pourquoi si pataud que tu te dérobes à ta propre pensée?
Surtout qu'elle vise l'essentiel. Rien de moins que les signes de la venue du Messie, soit de la parousie et de la fin des temps, et même en eschatologie chrétienne, du jour du jugement, celui où seront bien entendu confondus méchants et pécheurs, violents et faussaires, hypocrites et faux lévites.
Gilles, pauvre Gilles, pourquoi si naïf que tu scies ta propre branche?
Pourtant l'idée ne manquait pas de force. Comment la fin des temps peut-elle être de ce temps ? Comment se déprendre de la tradition, édifiée et entretenue par tant de gloses talmudiques et de méditations chrétiennes, d'une théologie de la compensation immanente, du renversement des choses de ce monde à la mesure du monde, et d'une victoire enfin obtenue sur toutes les défaites de ce monde? Comment dire que la fin du monde, son terme et son sens, ne sont pas de ce monde?
C'est bien, Gilles! La seule position de cette question te confère plus qu'un titre de philosophe!
Mais voilà que quelque part dans l'inachevé, tu convoques un philosophe, premier à l'agrégation et professeur en Sorbonne, mais non académique, plutôt attentif au singulier de l'événement et à l'intégrité de la pensée. Son style éblouissant n'est certes pas celui d'un copiste!
Gilles, pauvre Gilles, pourquoi si niais que tu ne crains ni la communauté des savants dont tu te réclames ni le plus obtus des moteurs de recherche?
Mais tu as raison, ce métaphysicien du je ne sais quoi et du presque rien est peut-être le plus armé pour penser l'instant hors du temps, la vraie vie hors la vie, la fin au delà de tout but. C'est le cas dans cette définition de l'humour au détour d'un échange qui fait écho au tien.
Car tu l'as vu,-- à moins que ça ne soit ton nègre, mais ce serait dommage--, "Janké",--tu as bien du l'appeler ainsi quand tu préparais ton agrégation--, Janké donc, propose une conception fulgurante, apocalyptique de l'humour. Il en fait une posture existentielle, qui, ne prenant pas au sérieux les choses de ce monde, remet en cause son ordre et va jusqu'à en définir un autre qui n'est pas du même ordre.
Posture existentielle est faible : il s'agit du monde, de la manière dont il peut relever d'une fin qui le dépasse, d'un second degré qui le prend tout entier dans son "non-sense", d'une dérision absolue qui renverse tout ordre.
Bien vu, Gilles, en plein dedans: Janké cause de ton sujet.
L'annonce de la parousie n'est pas celle d'un triomphe proclamant la fin de toutes les misères de ce monde à coup de trompettes, mais la suspension du monde, sa mise à distance infinie et définitive, la possibilité d'y vivre et d'y penser. Présenté ainsi, ton emprunt n'est pas seulement une citation littérale. Par la seule substitution de l'annonce de la venue du Messie à l'humour, c'est un commentaire théologique de Jankélévitch, hardi, et plutôt de théologie négative, qui ne manque pas d'intérêt et qui aurait sans doute intéressé le Maître.
Pourquoi diable, Gilles, pauvre Gilles, ne le cites-tu pas?
Tu lui dois tant pourtant et tu lui apportes tant! Pourquoi ne cites tu pas le nom de celui avec lequel tu dialogues toi-même? Ne me dis pas que c'est pour t'attribuer sa pensée, puisque tu vas chercher un rabbin pour sourcer ta citation. Pourquoi alors masques-tu ton plagiat réel par un plagiat imaginaire? Autant de questions que rend plus aiguës le soupçon que non seulement ton texte n'est pas emprunté au rabbin que tu nommes, mais que ce nom, sourcé lui-même dans une des villes polonaises au nom le plus imprononçable, est lui-même imaginaire, le fantôme rabbinique de toi-même, celui qui pense par lui-même, sans emprunt.
De quoi rabbi Meïr de Przemishlan est-il le nom?
En le citant, Gilles, tu inscris ton audace théologique dans la tradition religieuse du judaïsme, hassidique de surcroît. Tu rends cette audace légitime à défaut d'être supportable. Mais elle reste insupportable.Tu la mets donc à distance, tu ne l'assumes pas. Tu la dérobes à Janké qui t'entraîne là où l'air de l'espérance messianique devient irrespirable. Comment peut-on en religion prendre au sérieux que le monde est voué au " non-sense"? Il faut choisir, effacer le philosophe ou écarter le rabbin.
Mais Gilles, pauvre Gilles, en attribuant au rabbin inconnu les mots de Janké, tu renonces à la fois à la philosophie et au judaïsme. Renoncer à soi-même comme auteur, comme sujet, philosophique et religieux, et n'être que forgerie : trahir les siens, les nôtres et soi-même, dire confusément la désespérance d'un monde précaire et dépourvu de sens et faire de la venue du Messie un trait d'humour.
Jean-Michel Guibert