Chaque élection européenne est une histoire particulière dont on aurait tort de vouloir tirer des leçons définitives. Mais à bien les observer dans le rétroviseur elles peuvent apporter des éclairages utiles, ou bousculer des idées toutes faites sur la situation électorale présente. Pour prolonger mon récit, publié par Médiapart, des six campagnes électorales qui se sont succédé de 1979 à 2004, voici quelques éléments d'analyse complémentaires –ou contradictoires– avec ce qui a pu être écrit, ici ou là.
- Vote-sanction piège à cons ?
A vrai dire, les élections européennes n'ont servi qu'à deux reprises à l'expression d'un véritable vote-sanction pour le pouvoir en place: en 1984 et 2004. Au cours de la première, les dirigeants de droite –RPR et UDF– attendaient de la liste commune conduite par Simone Veil qu'elle dépasse les 50% pour rendre «illégitime» François Mitterrand et le forcer à démissionner. Au final, seulement 43% des électeurs ont voté RPR-UDF, ce qui est déjà pas mal, score auquel il faut ajouter le vote Le Pen (10,95%). Et François Mitterrand est resté. En 2004, le mécontentement a surtout visé le gouvernement Raffarin, Jacques Chirac étant demeuré en retrait de la campagne. Mais le résultat de cette édition 2004 avait bien évidemment aussi à voir avec un désir de revanche (ou de rédemption) de l'électorat socialiste frustré d'un second tour présidentiel en 2002.
Pour autant, en 2009, il serait exagéré de prétendre que l'anti-sarkozysme a subi «une raclée» comme le prétend Le Figaro-Magazine cette semaine. Ce sont 72% des suffrages exprimés qui se sont portés sur des listes qui n'avaient pas spécialement fait des campagnes à la gloire du président de la République. Par un artifice de communication assez bien réussi, les leaders de l'UMP sont parvenus à faire des 28% de leur liste une apothéose sarkozyenne, au prétexte qu'elle était arrivée en tête. Cela n'a guère de sens. En 1989, la liste Giscard (UDF-RPR) avait déjà franchi la ligne d'arrivée en tête avec 28,88% des suffrages, devant la liste Fabius (23,61%), et malgré une liste centriste conduite par Simone Veil dont les composantes s'inscrivaient clairement dans l'opposition à la gauche. Mais surtout, on aurait pu rappeler à l'UMP que ses 28% du 7 juin figurent parmi les plus médiocres scores en Europe d'une droite gouvernementale presque partout en pole position.
Si le vote anti-Sarko n'a pas obtenu le succès escompté par ses divers promoteurs, c'est pour plusieurs raisons qui n'ont pas forcément à voir avec les sentiments populaires à l'égard du Président. Tout d'abord promouvoir le «vote-sanction» contre le pouvoir en place expose à la dilution du message tant les «offres» électorales en la matière sont diverses, de Le Pen à Besancenot. La visibilité finale y perd de son éclat. Et il y a un effet pervers qui n'est pas à négliger: en ciblant obstinément le président, on a remobilisé sa base électorale. Dans une élection proportionnelle à un tour cela peut apporter les quelques points nécessaires à la transformation d'un score passable en score flatteur.
En réalité, les socialistes, mais cela vaut aussi pour les modémistes, ont oublié que les européennes ont le plus souvent été l'occasion pour les électeurs d'exercer un «vote-sanction» à l'intérieur de leur propre camp, comportement électoral qui s'apparente plus aux cartons jaunes (voire rouges) des arbitres sportifs en cours de match. En 1979, le souverainisme de RPR de Jacques Chirac avait été sanctionné, en 1994 c'est Michel Rocard qui a payé les pots cassés d'un PS déjà étrillé aux législatives et des ultimes manœuvres d'un mitterrandisme agonisant. En 1999, c'était au tour de Nicolas Sarkozy de régler la note de la pantalonnade de Philippe Séguin et et des coups tordus d'un chiraquisme discrédité par la dissolution de 1997. En 2009, il a été suffisamment décrit ailleurs les raisons pour lesquels les électeurs socialistes avaient envie de donner une leçon aux combines médiocres du PS qui avaient culminé au congrès de Reims et connu leur point d'orgue avec les traficotages de l'élection au poste de premier secrétaire.
Mais il faut ajouter un autre motif, peut-être plus fondé et significatif: les écologistes étaient ceux dont la campagne était la plus en phase avec l'enjeu premier du scrutin qui était d'envoyer des députés au Parlement européen. La question environnementale s'articule naturellement (si l'on peut dire) avec le rôle d'une assemblée dont les pouvoirs n'ont jamais été aussi étendus et qui le seront davantage encore si le traité de Lisbonne est définitivement ratifié.
En résumé, le vote anti-Sarko n'a pas été invalidé, il était hors-sujet.
- L'abstention, mare aux illusions.
L'abstention est sans doute le phénomène électoral le plus difficile à appréhender pour des raisons évidentes. Comment faire parler ceux qui ont choisi de se taire? La tentation est souvent de parler à leur place. C'est surtout du côté du Front de gauche où les ventriloques s'en sont donnés à cœur joie. Cette abstention s'expliquerait par le fait que les «nonistes» de 2005, dépités d'une non-prise en compte de leur vote, auraient décidé de faire la grève des urne, puisque participer à un scrutin sur l'Europe «ne sert à rien». Bref, ce serait la faute au traité de Lisbonne.
Le sondage TNS-SOFRES réalisé le jour du vote –intéressant à prendre en considération car cet institut est un de ceux qui a vu le plus juste sur le résultat final– nous apprend sans surprise que les catégories qui ont le plus voté étaient des cadres, des diplômés et des plus de 50 ans. Effectivement, il note une désaffection des «nonistes» de 2005, mais néanmoins plus marquée chez ceux qui se déclarent de droite que chez ceux qui s'inscrivent à gauche. Néanmoins il ne s'agit que d'une sous-catégorie statistique dans les ventilations du sondage, dont il faut par ailleurs apprécier le poids électoral potentiel en rappelant que l'abstention en 2009 s'est élevée à 59,5%, soit deux points environ de plus qu'en 2004 (57,24%), année d'une élection européenne ayant précédé le référendum constitutionnel. Pas de quoi élaborer une théorie de science politique sur les «nonistes» méprisés et trahis.
Plus pertinente est la caractérisation sociologique et démographique de l'abstention. Mais, outre qu'elle n'apprend rien sur les comportement électoraux –on vote toujours d'autant plus que l'on est aisé, diplômé et âgé– il ne faut pas en tirer des enseignements définitifs. A ce niveau d'abstention en 2009, elle a touché tout le monde. A Neuilly-sur-Seine et dans le XVIe arrondissement de Paris, elle a dépassé les 50%, ce qui est très supérieur au pourcentage de logements sociaux recensés dans ces communes.
Enfin, est-il nécessaire de souligner qu'en 2005 le PS avait cassé la baraque (28,90%) avec une abstention à peine inférieure à celle de 2009? Et déjà l'on déplorait, à juste titre, que les jeunes et les milieux populaires ne se soient pas sentis davantage concernés par un vote européen.
Quant à la posture «prolétarienne» de ceux qui, à gauche, ont fistigé le vote «bobo» qui aurait bénéficié aux écologistes, elle n'est pas seulement déplacée –en quoi un électorat (supposé) est-il moins honorable qu'un autre?–, elle néglige une diversité sans précédent du vote écologiste
N'en déplaise aux adeptes du «vote de classe», la Seine-Saint-Denis n'a quand même pas accédé à une «gentryfication» qui aurait permis à 17, 67% de ses électeurs de voter pour la liste Cohn-Bendit (avec 2,94% supplémentaires pour écologistes indépendants) quand ils n'étaient que 15,08 % à choisir le PS et 11,43% le Front de gauche. Même à Clichy-sous-bois, ils ont été plus de 13% à choisir Cohn-Bendit: deux fois plus que le Front de gauche.
Par ailleurs, l'idée qu'une participation électorale forte, avec mobilisation maximale des électeurs classés parmi les plus jeunes et les moins fortunés, serait à tout coup une aubaine pour la gauche, reste à être vérifiée.
- Rocard, défait et devin.
Des socialistes se sont rassurés à bon compte en soulignant que leurs listes de 2009 avaient quand même fait mieux que Michel Rocard en 1994 (16,48% contre 14,49%). Et que la terre (socialiste) ne s'était pas pour autant arrêtée de tourner. Mais la comparaison ne tient évidemment pas quand l'on sait que Michel Rocard avait en concurrence une liste «Energie Radicale» conduite par Bernard Tapie dont les 12,03 % ont bien sûr été siphonnés dans l'électorat socialiste. De surcroit, le PS était alors dans une demi-opposition ambiguë (François Mitterrand à l'Elysée cohabite avec un premier ministre de droite), alors que le PS d'aujourd'hui est sans ambiguité dans l'opposition.
Cependant l'essentiel n'est pas là. Ces européennes de 1994 méritent d'être évoquées car elles contribuent à expliquer pourquoi les socialistes ont aujourd'hui la tête sous l'édredon.
Le fiasco de Rocard s'inscrit alors dans une séquence électorale catastrophique pour les socialistes, qui payent une récession économique ayant fait exploser le chômage, et plusieurs affaires politico-judiciaires dont celle concernant le financement illégal de leur parti.
En remontant dans le temps ils ont été écrasés aux législatives de mars 1993, mais ils ont aussi connu un sérieux coup de tabac lors des régionales de 1992. La lecture des résultats de ces élections locales est intéressante avec le recul puisqu'au plan national le PS était tombé à 18,1% (29,7% en 1986). Mais surtout, en Ile-de-France, son score avait été de 14,50%, alors que celui cumulé des écologistes –Génération écologie et les Verts– atteignait les 19%. Un spectre qui risque de resurgir lors des prochaines régionales, même si entre temps la configuration politique a bien sûr évolué.
Ces repères sont utiles pour comprendre le «big bang» du socialisme que Michel Rocard appelait de ses vœux lors de son discours de Montlouis-sur-Loire, en février 1993, durant la campagne des législatives. Un «big bang» précurseur au regard de ce que l'on entend depuis une semaine dans la bouche de nombre de leaders socialistes.
Anticipant le désastre électoral annoncé, Michel Rocard livrait en 1993 quelques considérations sur ses contemporains socialistes qui n'avaient pas pris la mesure d'un monde qui changeait, et il expliquait le vote écologiste alors en plein essor, par la recherche de nouveaux repères de civilisation. S'agissant du PS plus précisément il développait cette analyse: «Dans parti socialiste, il y a parti et socialiste, or chacun de ces termes doit aujourd'hui être reconstruit. Le nom même du socialisme s'est forgé dans une conception du monde tout entière basée sur des rapports de production, sur des rapports de classe qui ont cessé d'être les seuls fondements de l'action politique. Etre fidèle aujourd'hui c'est prendre acte de ce fait. Mais que dire du parti lui-même? Qui peut croire qu'il pourra demeurer une société close attachée à ses rites, pratiquant les querelles de chapelles ou les luttes de courant et prétendant offrir à l'extérieur un discours monolithique par rapport auquel tout désaccord est un drame, toute déviation un sacrilège, et n'acceptant d'alliés que dans la soumission ? Ce dont nous avons besoin, c'est un vaste mouvement ouvert et moderne, extraverti, riche de sa diversité et même l'encourageant. Un mouvement qui fédère tous ceux qui partagent les mêmes valeurs de solidarité, le même objectif de transformation. Ce mouvement s'étendra à tout ce que l'écologie compte de réformateurs, tout ce que le centrisme compte de fidèles à une tradition sociale, tout ce que le communisme compte de véritablement rénovateur, et à tout ce que les droits de l'homme comptent aujourd'hui de militants actifs et généreux. »
Ces propos n'ont pas pris une ride. C'est presque au mot près ce que disent aujourd'hui les socialistes les plus novateurs. C'est semble-t-il l'idée derrière la «maison commune» dont parle Maryine Aubry. Mais cette recette a été formulée voici plus de quinze ans. Et sa mise en œuvre n'a pas, depuis, avancé d'un pouce.
Qui peut croire qu'en six mois, Martine Aubry réussira à bousculer les dogmes (y compris les siens), les clans et les réseaux d'intérêts?
Certes Michel Rocard y a échoué lui même. Mais il est vrai que, contre toute attente, il s'est retrouvé soudainement premier secrétaire du PS au lendemain des législatives perdues, succédant à un Laurent Fabius déconsidéré. Il a pataugé à son tour dans les rites et combines de cette «société close» qu'est le PS et on ne saura jamais s'il aurait été capable de mettre en pratique ses idées puisqu'il a subi le revers que l'on sait aux européennes de l'année suivante, et qu'il a cru devoir assumer ses responsabilités en démissionnant de son poste de premier secrétaire. Au nom d'une éthique politique suffisamment rare dans le métier politique pour être relevée.