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Billet de blog 2 avril 2022

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Jerusalem, une ville pas plus éternelle qu'une autre

Pour Vincent Lemire,auteur de "Jérusalem, Histoire d'une ville-monde", il faut identifier des séquences historiques distinctes pour montrer que Jérusalem n’est pas une ville plus « éternelle » qu’une autre, et que loin des identités éternelles et des communautés immuables, chacune de ses époques raconte une histoire singulière.

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Jérusalem n’est pas une ville plus « éternelle » qu’une autre,

 Pour Vincent Lemire: auteur de « Jérusalem. Histoire d’une ville monde », Jérusalem est une ville sans histoire, asphyxiée par des mémoires qui court-circuitent et brouillent la chronologie. Dans la logique mémorielle,dit-il, le temps est compacté, comprimé, replié sur lui-même. La structure même du temps qui passe, la succession des époques et des séquences disparaît pour laisser place à des identités « éternelles », à des conflits perpétuels » et à des communautés « immuables ».  Pour contrer ces salmigondis indigestes, dit-il encore, il faut respecter sa chronologie, identifier des séquences historiques distinctes pour montrer que Jérusalem n’est pas une ville plus « éternelle » qu’une autre, et que chacune de ses époques raconte une histoire singulière.
« Éternel », perpétuel », immuable », autant de termes qui nourrissent « perpétuellement », eux, le narratif des nationalismes… Il faut au trône un sol égal, immuable et donc sans séquences historiques distinctes, aspérités qui le rendraient bancal. Et pourtant, il y a bien, dit l’auteur, rupture dans l’histoire de Jérusalem avec la destruction du second Temple en 70  et la fondation d’Alexia Capitolina où Jérusalem est déchue de  son rôle de capitale régionale, et où c’est Césarée, fondée par Hérode, puis Ramley, fondée par les Omeyades dans la plaine côtière, qui prendront le relais dans les siècles suivants. Le projet sioniste et la création de l’État d’Israël moderne, ajoute-t-il,  replaceront Jérusalem au cœur de l’échiquier politique régional et mondial, mais la continuité imaginée par certains acteurs politiques avec la ville royale de l’Antiquité est une illusion d’optique évidemment anachronique, même si elle est entretenue par la permanence des vestiges  de l’enceinte du temple hérodien.
Nous y sommes, « continuum » ce mot-clé de la rhétorique identitaire. Un «c’est comme ça, parce que ça a toujours été comme ça, ». 
 En fait de continuum, on se retrouve plutôt à un éclatement du modèle  « originaire », en de multiples substituts prestigieux à travers le monde. Même dans les communautés juives, au Moyen Âge et au début de l’époque moderne, dit Vincent Lemire,  la Jérusalem concrète est négligée au profit de nouvelles « Jérusalem »: Kairouan, Jérusalem d’Afrique ; Tolède, Jérusalem d’Espagne ; Salonique, Jérusalem des Balkans ; Prague, Jérusalem de Bohême ; Vilna, Jérusalem de Lituanie ». Là, où, comme on sait , les juifs étaient nombreux et où leur culture s’épanouissait, là où était leur «Jérusalem».
 Quelle histoire pour Jérusalem? Pour l’auteur, écrire une histoire de cette ville est un défi difficile à relever  du fait de la dispersion des sources « d’Istanbul à Moscou, de Rome à Erevan, de Nantes à Londres, d’Athènes à Addis Abeba, d’Amman à Abu Dis »…Reste une mémoire « en miettes , dit-il, fracassée par les récupérations communautaires, les appropriations politiques  et les dérivations identitaires, ».
Histoire complexe, donc, celle d’une « Capitale des imaginaires » dit, elle aussi, Esther Benbassa, rappelant, entre autres, que « Jérusalem et la Judée-Samarie sont aussi des terres arabes et que  le nier, l’oublier ou faire mine de l’oublier, juger le fait secondaire ou purement accidentel, est bien une façon de faire insulte à cette «histoire» et que  soixante-dix années de pouvoir israélien ne suffiront jamais à effacer deux ou trois millénaires d’une histoire complexe, stratifiée, contradictoire,  juive, sans conteste, mais pas seulement.
 La rhétorique du continuum, de l’absence de multi-factoriel, ouvre, comme on sait la voie aux avatars de la pensée unique et à son déroulement sans mesure. Ce qu’illustre, par exemple Sylvaine Bulle, dans son « Jérusalem, capitale de la spéculation ». Où l’on voit que « l’éternité » de la ville est aussi l’éternité, sous forme de poursuite ad libitum de l’idéologie de l’économie libérale. 
En vingt ans, dit-elle, les municipalités ont mis en avant l’activité immobilière et patrimoniale. Gentrification, marchandisation des sites historiques et de l’espace bâti, gigantesques opérations immobilières « destinées à satisfaire en premier lieu les visiteurs, les touristes et les membres de la diaspora juive au détriment des résidents ». Une  Ville sainte qui se mue en ville-marchandise, amalgamant les figures spirituelles et bibliques avec le loisir et la consommation.  Autour des remparts ottomans, de nouveaux quartiers qui surgissent dans des espaces jusqu’ici préservés, comme le « village de David » qui accueille 200 boutiques et un ensemble résidentiel d’appartements de luxe aux toits terrasses rappelant l’architecture palestinienne.
D’architecture palestinienne, il  n’est, au demeurant, guère question dans la partie Est annexée, où les permis de construire sont délivrés au compte-gouttes.« Tiers-ville , dit l’auteure, dotée de 10 % environ du budget municipal (pour environ 40 % de la population totale), aux écoles et services publics « inexistants », et où  plus de 60 % de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Une Jérusalem que n’avaient sans doute pas fantasmée, en l’état,  les Juifs diasporiques du « Demain à Jerusalem ».

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