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Billet de blog 21 septembre 2018

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Destination Prague

Vous avez entendu parler à maintes reprises du Printemps de Prague, et de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes en 1968. De la mort de Jan Palach Vous avez aussi lu « Une trop bruyante solitude « de Bohumil Hrabal "dont la quatrième de couverture de Laffont vous dit qu’il constitue un majestueux cri de révolte lancé à l’assaut des sociétés totalitaires, .  Alors vous y allez, à Prague.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Destination Prague.

Vous avez entendu parler à maintes reprises du Printemps de Prague, et de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Russes en 1968. De la mort de Jan Palach Vous avez aussi lu « Une trop bruyante solitude » de Bohumil Hrabal dont la quatrième de couverture de Laffont vous dit qu’il constitue « un majestueux cri de révolte lancé à l’assaut des sociétés totalitaires, et que l’histoire du narrateur, ouvrier dans une usine de vieux papiers destinés au recyclage, n’est pas sans faire penser - mutatis mutandis - au 1 984 d’Orwell. » Et vous savez aussi que c’est aussi le pays de Kafka, l’auteur de la mythique Métamorphose. Le pays aussi, de l’architecture, avec ses monuments, ses hôtels, ses châteaux prestigieux. Et ça éveille en vous l’envie l’idée d’aller vous imprégner de l’ambiance de cette ville au cœur d’un pays qui, comme dit Jean Noël Jeanneney est « une terre de passage nord sud par le couloir morave, ouest est par la voie danubienne, qui favorise donc un contact entre le monde romain et les barbares, entre influence byzantine et romaine, catholicisme et protestantisme, entre catholicisme et orthodoxie de la partie orientale, entre l’occident et l’univers soviétique, ce qui donne des héritages conflictuels, et fait de ce territoire un sismographe de l’Europe. »

Alors vous y allez, à Prague.

Et vous allez voir le travail photographique de Koudelka au Musée des Arts décoratifs, et il y a là une projection triptyque d’écrans photos encadrant un écran vidéo, et vous vous y croyez, vous êtes parmi les habitants qui tentent de discuter avec les tankistes russes. Dans la foulée vous vous rendez au monument dédié à Jan Palach et Jan Zajíc, place Vinceslas, là où Jan Palace s’est arrosé d’essence et s’est immolé. Les auteurs du monument, Barbora Veselá et les architectes Čestmír Houska et Jiří Veselý, contrairement aux autres monuments commémoratifs, ont privilégié la ligne horizontale – du trottoir pavé sortent deux buttes aplaties et circulaires jointes par une croix de bronze, ont privilégié la ligne horizontale – du trottoir pavé sortent deux buttes aplaties et circulaires jointes par une croix de bronze. […] Notre croix, disent-ils, se rapproche sur le plan symbolique des croix de la conciliation. Celles-ci ont été généralement placées en plein air et sont des monuments de la réconciliation, elles confessent et expient un événement néfaste et permettent de l’assumer. Mais nous ne voulons apaiser personne. Il est impossible de déterminer si notre croix n’a pas encore été érigée ou si elle a déjà été renversée par notre indifférence » (Wikipedia).
La messe est dite, l’indifférence, en amont ou en aval reste possible, et ce ne sont pas les quelques bougies et restes de fleurs posées là qui attestent d’un véritable rituel mémoriel populaire en ce lieu.
Direction le pont Charles Quatre. Un pont piéton où l’on doit jouer des coudes pour avancer, vu les hordes de touristes qui le traversent chaque jour. Beaucoup d’Asiatiques, la classe moyenne montante, assez riche pour se permettre un séjour touristique, et qui photographient les imposantes statues du Crucifié installées à intervalles réguliers, exotisme assuré, et rappel, avec les églises baroques, de la Reconquista catholique. Beauté baroque sans conteste, dans laquelle un Milan Kundera voit, caché, un mal : « La beauté de Prague est dans ses églises baroques, mais cette beauté est liée à la plus grande tragédie des Tchèques, Avec le protestantisme, toute l’aristocratie tchèque et son intelligentsia ont été à la merci de la re-catholisation, et de la germanisation, ensuite, le baroque était le moyen idéologique de cette catholisation, toutes ces statues sont les fleurs du mal, de l’oppression, du lavage de cerveau, de la rééducation, c’est le paradoxe de la beauté du mal, leur connivence ».

Il y a sur le pont, ici et là, des mendiants, agenouillés, appuyés sur les coudes, visage au sol, et bras tendus vers leur timbale en guise de supplication sinon de mortification. En phase avec le liturgique de la souffrance distillé par les symboles religieux omniprésents.

Vous allez ensuite au musée Kampa, en bas du pont. Il y a une exposition de Rudolf Nemec : « I don’t understand, even Nietzsche. » et aussi une exposition sur La Reine Elisabeth, par Cecil Beaton. Vous allez aussi au « DOX » où vous vous voyez l’incontournable imitation d’un ballon à hydrogène, en bois, et dont l’intérieur accueille des conférenciers.

Et puis vous vous rendez cette brasserie que fréquentait Bohumil Hrabal, et que vous êtes promis de visiter, après le choc que vous avez eu à la lecture de « Une trop bruyante solitude. »
Le lieu est conforme à ce que vous attendiez. Informel, sans fioritures. Un serveur vous fait signe de vous asseoir sur un banc que vous partagez avec d’autres consommateurs. La bière qu’on vous sert est bonne. Ça ne vous coûte, qui plus est, que quelque 40 couronnes, en gros un euro et demi pour un demi-litre… Au mur un portrait de Bohumil Hrabal, une photo de lui à côté de Vaclav Havel et de Bill Clinton, qui se serait lâché, dit-on, au point de boire trois pintes…
Pavel Kovac nous dit à son propos dans « Une soirée dans la brasserie culte de Prague. Les légendes du « Tigre d’or », ce qui suit :
« Dans les années 1830, la brasserie devient un café où se réunit l’élite du réveil national tchèque, les Palacky, Celakovsky, Tyl, Mácha et Sabina. C’était une salle de lecture de la presse tchèque et étrangère, un lieu de débats passionnés et de divertissement intellectuel. On ne sait pas exactement quand le café est redevenu une brasserie. Ce qui est certain, en revanche, c’est que, dès le début, c’est de la Pilsen qui coulait des robinets. » Bohumil Hrabal, Bogan pour les intimes, dont le personnage Hanta lit les livres soumis au pilon, se saoulait donc là, au fond, sous les trophées de chasse, refusant, au demeurant, l’appellation de maître et aussi selon l’humeur, les dédicaces. Au-dessus de vous est accroché le portrait du non-aligné, pourfendeur du totalitarisme.
À propos du totalitarisme soviétique, Jean Noël Jeanneney parle d’une concurrence sur qui a le plus contribué au démantèlement du communisme, les Hongrois prétendant que c’est leur révolution de 1956, les Tchèques rappelant que le Printemps de Prague 1 968 avait démontré l’impossibilité d’une réforme de l’intérieur, les Polonais considérant que c’est 1 981 avec Solidarnosc. Quoi qu’il en soit, entend-on dans le « Concordance des temps », les trois pays ont en commun d’être des Etats-nations nés d’une carte redessinée après la désagrégation des empires après la Première Guerre mondiale, des Etat-Nations dont un tiers de la population était composé de minorités, aussi bien en Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, etc.
Cette communauté se matérialise, dans l’accord de Visegrad de 1991 signé par Vaclav Havel, Jossef Antal et Lech Valesa, mais déjà existante en 1 335 lorsque les rois de Bohême, de Pologne et de Hongrie se rencontrèrent dans la ville hongroise de Visegrád pour créer une alliance anti Habsbourg. (Wikipedia)
Autre raison de sa constitution, « après l’implosion soviétique, les quatre pays, Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, n’avaient peu sinon pas d’influence dans la sphère européenne. Donc, leur consolidation mutuelle a permis de prouver à l’Europe leur capacité à coopérer en tant qu’États de l’ancien bloc de l’Est."
La prétention affichée était aussi l’illibéralisme, au nom duquel on allait réinventer une Europe Recours contre celle, libérale, de l’Europe de l’Ouest. Après 1989, « on attendait la Renaissance du communisme et ça n’a pas eu lieu, les élites post-communistes avec les élites post-dissidentes se sont mises d’accord pour garder un régime corrompu, faible, couplé à un abus des libertés, mettant en danger le salut de la nation. »

L’autre nom de l’illibéralisme semble pourtant bien être l’incontournable ultra-libéralisme. Les statues du pont Charles Quatre, sont couvertes de particules d’hydrocarbures, seule une, est pour l’heure, nettoyée. Les Tchèques regardent ailleurs, il n’y a plus parmi eux que 10 % de croyants… La religion maintenant c’est l’Amérique, les Cafés Starbucks, au nombre de quinze à Prague, bourrés de clients ignorants de la destination finale de leur gobelet non recyclable, ou des contenants en sucre des nouvelles boissons.
Vaklav Klaus a signé la ratification du traité de Lisbonne, après avoir obtenu une exemption concernant la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et après que la Cour constitutionnelle tchèque ait jugé le traité conforme à la loi fondamentale du pays. Il déclare d’ailleurs, lors de son point presse que : « Avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la République tchèque va cesser d’être un État souverain ». Opposant à la monnaie unique, il maintient la couronne en Tchéquie, ce pourquoi les touristes ne peuvent payer en euros bien qu’étant dans un Etat européen.
D’une façon générale, la Tchéquie emboîte le pas à la Pologne, ce pays dont disait France inter dans le 5/7 du 20 septembre qu’il n’y a pas plus américanophile, pas de gouvernement plus trumpophile. L’animateur ajoutait que le président polonais se trouvait à Washington récemment pour signer un pacte militaire, commercial, énergétique, un deal comme les aime Donald Trump, et que les Polonais ont suggéré qu’une base militaire soit renommée « Fort Trump ».
Le groupe Visegrad à l’extrême droite sur l’échiquier politique se trouve par ailleurs courtisé par un autre américanophile, en la personne de Benjamin Netanyahu qui passe l’éponge quand Victor Orban promulgue une loi punissant de trois ans d’emprisonnement tout auteur accusant les Polonais de complicité dans le génocide juif. une loi qui bien « qu’adoucie" depuis constitue bien un retournement de veste fort de café quand on sait la part prépondérante que joue l’antisémitisme dans le carburant textuel essentiel de la propagande israélienne. Une stratégie visant à diviser l’Europe et l’empêcher de prendre des mesures qui remettraient en cause la colonisation en Cisjordanie et le blocus de Gaza.
Reste à espérer que dans les limbes de la société tchèque sommeillent des nouveaux Bohumil Hrabal prêts à sauver les écrits dissidents du pilon et des nouveaux Jan Palace prêts à redresser la croix de la place Vinceslas renversée par l’indifférence…
Jacques Rupnick, quant à lui, Directeur de recherches au Centre d’études internationales de Sciences Po, le CERI va publier à Prague un livre intitulé, « L’Europe centrale, comme un oiseau avec les yeux derrière la tête »…

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