La lecture de la littérature rabbinique que fait Delphine Horvilleur est une chose, les réalités contemporaines, dont la critique du sionisme, en sont une autre.
L’idée-force ressassée par Delphine Horvilleur durant son entretien avec Joseph Confavreux, et dans son livre « Réflexions sur la question antisémite », est formulée comme suit, pages 46/47 de l’ouvrage en question:
« […] D’abord le Juif a le culot de se séparer de ses origines, de toujours se dire non-identique à sa naissance. Il ne cesse de raconter, sous tous ses noms, que sa définition est une mise en chemin vers un ailleurs et une non-équivalence à soi. Cette identité semble faire continuellement un pas de côté, au lieu d’aspirer à faire comme tout le monde, à faire « un » avec le groupe ou avec son origine. »
Une assomption déjà présente aux pages 22/23 sous forme d’allégorie :
« l’Hébreu n’est pas celui qui arrive de quelque part, mais celui qui se met en route hors du lieu de sa naissance ;. C’est le nom d’un décrochage géographique ou spirituel. Ulysse vient d’Ithaque et aspire à y revenir. Mais Abraham vient d’Our, et fera tout son possible pour ne jamais y retourner. » […] La Terre promise est une destination qui n’est jamais un retour à l’origine ou à l’identique. »
Une différence qui serait la cause du rejet du Juif, ce dernier devenant « le non de ce qui vous empêche de vous imaginer complet, plein, sûr de votre identité. »
Nulle surprise dès lors que Delphine Horvilleur puisse affirmer que :« Les accusations portées contre les juifs sionistes reflètent souvent un élément de l’histoire de celui qui les énonce. La rhétorique antisioniste en France et en Grande Bretagne, fait d’Israël une entreprise colonialiste. Aux Etats-unis résonne l’accusation d’état raciste, et en Afrique du sud, on évoque l’apartheid. Partout, la critique antisioniste porte des traces autobiographiques. (Page 134).
Ceux qui critiquent le sionisme seraient donc incapables de « décrochage géographique et spirituel » et collant à leur identité, surdéterminés par elle, ils ne pourraient qu’émettre les opinions dictées par leur appartenance à un groupe ou à un lieu. D’où les vocables utilisés par Delphine Horvilleur qui tous, connotent l’idée d’irrationalité : « refléter, faire de, résonner, évoquer », équivalent d’un « Y’en a qui vous diront que «, au service d’une rhétorique de délégitimation et de déréalisation.
L’homme étant la mesure de toute chose, comme dit Protagoras, et en particulier ces hommes-là, critiques de la dérive droitière des sionistes, le doute est installée quant à l’existence d’une réalité objective, qu’elle ait pour nom, colonisation, racisme ou apartheid.
À Delphine Horvilleur, qui fait passer ladite réalité objective par le prisme de « l’interprétation rabbinique », on pourrait rappeler les travaux de Leila Farsakh, enseignante à Boston dans le Massachusetts, sur l’apartheid en Cisjordanie. (« Israël, l’apartheid et l’Etat palestinien », dans « Palestine, Israël : un Etat, deux Etats. Editions Sinead 2011. ») dont voici quelques courts extraits :
– La division de la Cisjordanie en zones A, B, C, où seule la zone A est « autonome », rappelle le Bantu Authorites act de 1951, et le Bantu-self Government act de 1959, privant les Noirs de tout droit de vote en Afrique du Sud, mais leur accordant le pouvoir de s’auto-gouverner dans dix bantoustans ou homelands
La « séparation », que refuse l’ANC en Afrique du Sud, ainsi que la communauté internationale, semble instituée par les accords d’Oslo en ce qui concerne les Territoires palestiniens, mais en fait ils ne mentionnent ni la résolution 181 qui légitime un Etat arabe en Palestine, ni la Convention de Genève, ni d’autres résolutions qui confirment toutes le droit des Palestiniens à l’autodétermination. Ils ne se réfèrent qu’aux résolutions 242 et 336, qui traitent les Palestiniens en réfugiés à la recherche d’une solution humanitaire. Nulle surprise, donc si l’Autorité Palestinienne ne contrôle, quatre ans après les Accords, que 19 % de la Cisjordanie et non la totalité. Et aussi : « La non-annexion de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967, exception faite de Jérusalem Est, s’explique par le désir de préserver, comme en Afrique du Sud, un état ethniquement pur en l’occurrence, de ne pas mettre en danger le caractère juif de l’état sioniste. Une non-annexion , désapprouvée par le Président israélien Rivlin, moins soucieux de pureté ethnique que son Premier ministre, et qui préconisait, lui, l’annexion de la Cisjordanie assortie de la citoyenneté pour les Palestiniens. (Marissa Newman, Times of Israël, 13 février 2017, cité par Jean Pierre Filiu dans « Main basse sur Israël ».) Il n’était donc pas gouverné, par ses seuls « éléments autobiographiques », ou ce qu’appelle Delphine Horvilleur, dans l’entretien avec Joseph Confavreux, sa « famille naturelle ». On pourrait également rappeler le « Etre palestinien en Israël » de Ben White, aux éditions La Guillotine, traitant de ce que nomme « apartheid rampant », Oren Yiftachel, enseignant à l’université Ben Gourion de Beer-Sheva, en matière de constructions de villes, de déplacements et démolitions, d’assignation à résidence, de zones prioritaires, plan d’urbanisme, budget ou représentation parlementaire.
Autre argument de Delphine Horvilleur, exprimé comme suit lors de son entretien : « Quand il s’agit d’Israël il y a bien souvent comme une exception, cette tentation de se raconter sans l’autre, d’avoir un narratif qui exclut l’autre, est plus grave quand ça vient d’Israël, et ça c’est intéressant, troublant. » A cela on peut répondre qu’il y a bien une exceptionnalité en ce qui concerne Israël, mais pour des raisons opposées à celles qu’avance Delphine Horvilleur, comme le rappellent Eyal Sivan et Arielle Laborie dans « Un boycott légitime » aux éditions La fabrique, pages 132/133 : « Seul Etat au monde créé par une décision onusienne, Israël est fondé sur le droit international dont il fait pourtant peu de cas. État occupant depuis un demi-siècle, il est aussi le seul membre de l’ONU à n’avoir jamais déclaré ses frontières. Il détient le record des résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU et du Conseil de Sécurité votées et non appliquées. Puissance nucléaire, non-signataire du traité de non-prolifération, Israël refuse toute inspection de ses installations et arsenal nucléaire, viole régulièrement la IVè Convention de Genève sur la protection des populations civiles. » […] L’État d’Israël fait partie de nombreuses institutions européennes, CERN, Erasmus, Mundus, Tempus, et bénéficie de nombreux accords d’association privilégiés avec l’UE. Il se considère et est reconnu comme un Etat occidental. Dans tous les domaines, il est comparé aux démocraties libérales. Sauf quand il s’agit du respect des droits de l’homme où il en va tout autrement : il faudrait alors le mesurer, non plus aux Etats démocratiques, mais à ses pays voisins ou à des Etats criminels auprès desquels il peut apparaître comme un moindre mal. Pourtant si Israël partage les valeurs démocratiques et combat en leur nom, c’est à leur aune qu’il doit être jugé. » Dénonçant la même logique de victimisation, les auteurs ajoutent: « la campagne de BDS serait discriminatoire, appliquant un système deux poids deux mesures à l’encontre de la seule démocratie au Moyen-Orient., également dénommée par Ehud Barak : La villa dans la jungle ». C’est oublier que boycotts, désinvestissements et sanctions, sont des pratiques courantes dans les relations entre Etats et entre gouvernements. La Russie par exemple a récemment été soumise à des sanctions suite à « l’annexion illégale de la Crimée et à la déstabilisation délibérée d’un pays souverain frontalier ». Vingt-quatre pays sont actuellement sous mesures restrictives décidées par l’Union européenne et vingt et un sous sanctions par les Etats-Unis. »
Delphine Horvilleur avance alors un autre argument, apparemment irréfutable : Israël serait un petit David en matière de population et de territoire, face au Goliath du reste du monde : « Il faut bien le reconnaître, un mini-peuple et un micro-territoire à l’échelle internationale alimentent les passions et les débats de façon totalement disproportionnée ». Elle convoque alors en renfort Yuval Noah Harari qui relativise avec humour la puissance juive : « Les Juifs sont des gens intéressants, mais quand on regarde l’Histoire de façon globale, il faut bien admettre qu’ils ont eu un impact très limité sur le monde ». Certes, mais le « ils ont eu » fait référence au passé. Le micro-territoire en question est la première puissance militaire du Moyen Orient, exporte une technologie dernier cri dans le monde entier, et est devenu un pays incontournable sur le plan géopolitique.
Il est un autre domaine, idéologique celui-là, où Delphine Horvilleur revendique une certaine « puissance juive », quand elle affirme, à la page 35 de son livre, « Les Juifs incarnent souvent, pour ceux qui les haïssent, le vecteur de la Loi, l’origine de l’interdit et la force de l’hétéronomie. En donnant la Loi au monde, ce peuple aurait fini par l’incarner ». A quoi répond ce même Yuval Noah Harari, à la page 205 de « 21 leçons pour le XXIè siècle » : « […] Cette idée fausse des « trois grandes religions » implique souvent, dans l’esprit des Israéliens, que toutes les grandes traditions religieuses et éthiques sont issues de la matrice du judaïsme, qui a été la première religion à pêcher des règles éthiques universelles. Comme si les hommes, avant Abraham et Moïse, avaient vécu dans un état de nature hobbesien, sans le moindre engagement moral, et comme si toute la morale contemporaine dérivait des dix Commandements. Une idée dénuée de fondement et insolente qui fait fi de nombre des traditions éthiques les plus importantes du monde. Les tribus de chasseurs-cueilleurs de l’âge de pierre avaient des codes moraux des dizaines de milliers d’années avant Abraham. Quand les premiers colons européens atteignirent l’Australie, ils y trouvèrent des tribus aborigènes qui avaient une conception éthique élaborée alors même qu’elles ignoraient tout de Moïse, Jesus et Muhammad. Il serait difficile de plaider que les colons chrétiens qui dépossédèrent les indigènes par la violence témoignaient de normes morales supérieures ». Un propos raccord avec la loi sur l’Etat juif de juillet 2018, qui, en rupture avec les idéaux des pères fondateurs de l’ Etat d’Israël ne se nomme plus « Juif et démocratique » et gomme du texte de la Déclaration d’indépendance de 1948 le passage sur les populations non-juives, stipulant que l’État assurerait « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » ainsi que « la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ». Une revendication d’égalité dont la disparition, selon Jean Pierre Filiu, cité plus haut, « laisse la place à de très vives craintes de discrimination institutionnalisée et aggravée à l’encontre de 20 % des Arabes du pays. ». Une loi promulguant un Etat juif, rendue possible par la frilosité de Ben Gourion le 14 mai 1948, se gardant bien, poursuit l’auteur, de « formaliser l’équilibre juif et démocratique, dans une Constitution difficilement acceptable par la hiérarchie rabbinique. »
À propos de la confusion permanente entre les termes juif et israélien, Delphine Horvilleur a raison de rappeler, page 120, Edward Saïd qui affirmait « en bien des occasions, que le succès de la cause palestinienne devait beaucoup à l’identité de ceux qu’elle affrontait. » À ceci près toutefois que les deux nationalismes, se sont construits en contre, de façon dialectique, le Palmach et la Hagannah et aussi, à certains égards le syndicat employeur Histadrout (qui a mis en œuvre le boycott des produits des agriculteurs palestiniens) , se renforçant et se structurant en s’affrontant, notamment, à la grande révolte arabe des années 36/39, un affrontement au cours duquel s’est construite la colonne vertébrale du futur Etat. Si, les Palestiniens n’existaient pas, comme disait Golda Meïr, les Israéliens n’existaient pas non plus en tant que tels, n’ayant d’autre nationalité que juive, ce qui est d’ailleurs toujours le cas, comme on peut le voir sur les cartes d’identité israéliennes.
Une idée force, qu’elle vienne de la littérature rabbinique ou pas, ne saurait, à elle seule, donner une clé de lecture des réalités contemporaines. Delphine Horvilleur peut incarner la personne critique qu’elle dit être, au point, par exemple, de dénoncer l’instrumentalisation de Jerusalem par Donald Trump, pour autant d’autres le font, qui n’utilisent pas la clé de lecture qu’elle présente…