Peut-on en finir avec le « malaise enseignant »? (et pourquoi sarkozy a-t-il échoué)
Un texte récemment publié dans Médiapart réactive ma réflexion à ce sujet.
La critique du « malaise » est une nécessité si l'on veut enfin permettre aux enseignants de retrouver une place dans ce qui leur arrive. Avec le malaise ils sont envisagés comme victimes, le malaise est alors un effet des bouleversements morphologiques: puissante hausse des effectifs de maternelle, du secondaire et du supérieur depuis 1945 en corrélation avec un profond changement d'ordre pédagogique et social qui les disqualifierait et leur ferait perdre leur autorité. Le malaise peut aussi être envisagé pour ses effets, il devient alors, et avec lui les enseignants, la cause des dysfonctionnements. Dans ce registre on s'interroge sur la santé mentale des enseignants, leur santé tout court, l'absentéisme, leur démotivation: « une partie d'entre eux ne croient plus à l'égalité des chances ce qui est très inquiétant» dit par exemple le sociologue F Dubet (1) pendant la grève de 2003etc.... Sur ces sujets si les titres de presse ou les déclarations fracassantes ne manquent pas quiconque s'intéressait (2) sérieusement aux chiffres (arrêts maladie, soins psychiatriques) ne trouvait rien de très probant il y a encore quelques années.
Dans ces deux lectures les enseignants restent en quelque sorte objets d'un « malaise » avec tout ce qu'il a de flou et de persistant.
Au plan étymologique une étude publiée en 1993 par Monique Hirshorn (3) fait ressortir que le l'apparition du substantif « enseignant » se fait en lien direct avec la massification et qu'il se voit aussitôt inextricablement accolé au mot malaise. Le mot « enseignant » apparaît dans l'édition de 1986 du dictionnaire de l'académie française, « malaise enseignant » est donné dans le Grand Larousse universel en 1984 (4).
En 1959 les cours complémentaires dont les effectifs sont en augmentation exponentielle, qui prolongeaient l'enseignement primaire et constituaient un vivier pour le recrutement des futurs instituteurs sont transformés en CEG et rattachés au secondaire. Le terme d'enseignant doit dès lors son succès au fait qu'un terme générique permettra à l'élève qui en connaîtra désormais plusieurs de les rassembler dans un même vocable. Monique Hirshorn souligne également qu'une nouvelle dénomination est aussi l'indicateur d'une évolution de la profession et des enjeux qui lui sont liés. Le terme enseignant éclaire l'évolution qui le voit apparaître.
Devenu substantif « enseignant » conserve le sens de non accompli qui lie le participe présent au verbe. Le terme enseignant témoigne d'une double ouverture: le continuum des études n'est pas établi d'avance (il y a de la démocratisation dans la massification), la maîtrise totale par le maître de la relation à l'élève apparaît pour ce qu'elle est: au mieux une illusion.
Au système précédent de filières bien cloisonnées à correspondu, ici notre développement se centre sur le primaire, un fonctionnement professionnel particulièrement adapté à un système fermé. Les instituteurs étaient redevables à leurs instituteurs de l'être devenus et s'attachaient à leur tour à recruter les futurs. Ceci à fait l'objet d'une description dans un ouvrage de B Geay. (4) La profession des instituteurs était selon lui « l'archétype d'un corps Durkeinien » son existence orchestrée par un syndicat unifié et puissant.
La Profession n'a pu subsister longtemps à ses fondements. En 1989 le corps des instituteurs a été mis statutairement en voie d'extinction cependant que l'organisation syndicale volait en éclat. (scission de la FEN en 1992).
Ce détour par l'histoire n'est pas une digression pour qui essaie, au-delà de son ressenti, de s'intéresser aux difficultés de sa profession. Ce que la structuration professionnelle adaptée au système fermé d'enseignement permettait, en limitant la concurrence individuelle, c'était fondamentalement et pour faire court, les échanges collectifs (souvent polémiques) au compte d'une existence professionnelle collective.
Certes les difficultés, si je me limite maintenant à ce que je connais de l'enseignement primaire, ont augmenté. Le professeur d'école n'est plus cet instituteur à qui aucun parent n'aurait osé demander des comptes, les succès professionnels supportent moins les artifices, plus question de ne pas présenter les mauvais élèves au certificat, tous sont censés être concernés, à des degrés divers évidemment, par les progrès voire les réussites. Le travail s'est donc extrêmement alourdi, complexifié. Alors qu'il semble attendre son « supplément d'âme » le malaise lui semble avoir acquis une existence relativement autonome vis à vis de ces difficultés réelles.
L'enjeu qu'il y aurait à le cerner comme une difficulté pour elle même et non une sorte d’ambiance morose accompagnant toutes les autres serait de pouvoir enfin envisager une sortie.
Le principal manque semble bien être dans la faiblesse de la parole collective. Avec la loi de 1989 en même temps que les élèves ont été mis au centre on a entamé la professionnalisation des enseignants. La pédagogie mélange d'astuces et d'idéaux qui faisait polémique et donc faisait au moins discuter a été remplacée par la didactique qui présuppose comme idéal que les élèves n'existent pas, et que les enseignants maîtrisent « le référentiel des compétences professionnelles » (1994) , bref: que l'ordre règne.
Je force volontairement le trait mais alors que les enseignants se concertent, se parlent, font grève, leur voix porte très peu.
Sans doute parce que les trop longues plaintes, annonçant des catastrophes qui ne se produisent pas, deviennent à terme inaudibles et surtout parce qu'elle elle n'a plus de place instituée.
Les organisations syndicales dans leur rôle d'interface entre le monde professionnel et l'extérieur (employeur, opinion) fonctionnent plus du dehors vers le dedans que l'inverse, dans le sens voulu finalement par une professionnalisation sans que les professionnels en soient acteurs. La revue du syndicat majoritaire du premier degré, pour ceux qui la connaitrait, où dans chaque numéro des chercheurs s'adressent comme tel aux lecteurs praticiens est significative à cet égard. Les études sur le climat dans les établissements (MGEN,Fotinos, 2006) ne sont guère optimistes et un récent fait divers, suicide au travail dans une école primaire, révèle la violence que peuvent y atteindre les conflits, dès lors qu'aucun collectif ne la limite.
Le Président de la République encore candidat déclarait en 2007 lors du débat télévisé de veille du deuxième tour « je veux une école où l'on va répondre au formidable malaise des enseignants ».Il est facile de souligner son échec et de proclamer son désaccord avec les mesures prises. Mais on peut aussi s'interroger sur ce qui serait une erreur d'analyse assez répandue qui envisage la résolution du malaise comme devant découler mécaniquement d'améliorations nécessaires par ailleurs.
Alors certes la politique récente qui par exemple diminue significativement les heures d'enseignement des élèves du primaire fait des dégâts. Les « dispositifs » s'empilent, plus ou moins fiables, souvent critiquables , condamnables, insupportables, aucun pourtant ne pourra inverser le sens de l'ouverture de l'enseignement au plus grand nombre ni annihiler l'aspiration à la démocratisation que cette ouverture tient en éveil. La réforme est nécessaire mais la (re) construction d'une place pour une parole collective des enseignants en est peut être le véritable enjeu.
Jean Michel Lahieyte
François Dubet Le Monde des 18 et 19 mai 2003.
Je ne développe pas, je m'appuie pour ce texte sur un travail qui date un peu, mené au sein du Service universitaire de formation continue pour une soutenance de mémoire en 2007.
(3) L'ère des enseignants,1993,PUF.
(4) J'anticipe sur une des (nombreuses?) critiques qui pourraient m'être adressées. Il ne m'a pas échappé que l'on pouvait trouver le terme de « malaise moral » appliqué à l'enseignement dès 1902 dans (entre autre) le discours prononcé par Durkheim à la Sorbonne pour sa leçon d'ouverture avant de prendre possession de la chaire de sciences de l'éducation. La lecture de ce discours -Education et sociologie, PUF, 2005- m'a permis de penser que cela n'invalidait pas la nouveauté que l'on peut voir au lien qui s'établit durablement entre les deux termes « malaise enseignant » à l'ère moderne.
(5) Profession: instituteurs, 1999 Seuil, collection Liber.