Les vacances sont propices aux déplacements, en allant voir mes vieux parents le voyage est à la fois géographique et temporel. Je retrouve chez eux quelques journaux entreposés depuis longtemps au hasard de mes visites. Un numéro du Monde du 11 juillet 1984 par exemple qui procurre une curieuse sensation vis à vis des évènements actuels. Comme si l'on voyait à vingt-huit ans de distance se profiler 2012.
Licenciements chez Citroën et réactions conte la construction d'une mosquée, rien de nouveau sous le soleil en apparence, et pourtant...
On y apprend. Page 25, que Citroën avait présenté des demandes, refusées, d'autorisation de licenciements auprès des directions départementales du travail dans deux départements. Pour 1441 personnes en Seine St Denis et pour 1496 dans les Hauts de Seine. "Le bras de fer se poursuit" avec Monsieur Bérégovoy, Ministre des affaires sociales, nous dit l'article, alors que du côté de la direction, J. Calvet à l'époque, on indiquait que le refus des licenciements menacerait l'entreprise, et que, alors que M. Bérégovoy espérait réduire le nombre de licenciements à 1900, le chiffre de 2937 ( 1141+1496) n'était présenté que comme indicatif: "...il devrait baisser en fonction del'impact auprès des travailleurs immigrés de l'aide au retour..."
Page 9, sous le titre "Sevran n'aura pas de mosquée" nous est présenté un fait d'une toute autre nature mais concernant également la Seine St Denis. L'association cultuelle islamique venant d'essayer d'acheter un terrain pour créer un lieu de prière. "L'opposition municipale (UDF RPR) a immédiatement réagi à cette nouvelle en diffusant dans toutes les boîtes à lettre un texte sans ambiguïté qui dénonce ce projet: Notre ville est française et nous en sommes fiers.Veillez tous ensemble pour que Sevran reste une belle ville française. M.Fleury conseiller municipal RPR a pris l'initiative de ce texte..." et un peu plus loin: " ...passe encore que l'on construise cette mosquée aux Baudottes ou à Rougemont, deux cités où il y a énormément d'arabes, mais pas dans ce quartier résidentiel. Ils ont voulu leur indépendance qu'ils restent dans leur pays."
N'ayant pas la collection complète, ni les numéros suivants du journal je ne connais l'issue précise ni du "bras de fer" sur les licenciements (en fait seul le nombre exact manque car pour le reste elle ne fait pas de doute) ni de l'implantation des lieux de cultes à Sevran .
Mais quand la mémoire est éveillée par des collections incomplètes "internet" permet désormais de palier les manques respectifs.
Les grèves et les mobilisations ouvrières contre les licenciements ont été très fortes mais n'ont pas réussi à les interdire . Les travailleurs immigrés ont pris une grande place dans le conflit et dans le syndicalisme CGT de l'époque. On trouve aussi dans internet la présentation suivante d'une thèse de doctorat consacrée à leur place dans ces évènements: "De la dignité à l’invisibilité : Les OS immigrés dans les grèves de Citroën et Talbot,1982-1984 Soumis par Vincent Gay: Les années 1982-1984 dans les usines Citroën et Talbot concentrent une série de phénomènes qui touchent tant à la vie de ces usines, à leur devenir industriel et à la place des immigrés en leur sein, qu’aux représentations sur l’immigration dans la société française et aux évolutions politiques de la gauche sur l’articulation entre travail, emploi et immigration. Il s’agit là d’une période qui se conclut par une défaite des luttes ouvrières qui ouvre la voie à une restructuration du secteur automobile avec une forte diminution du nombre de salariés. Les travailleurs immigrés sont les premières victimes de ces licenciements, condamnés au chômage, à des formations aux effets tout relatifs et pour une partie d’entre eux au retour dans leurs pays d’origine, retours promus par le gouvernement d’union de la gauche. On peut considérer cette période comme un moment de basculement des rapports entre immigration et travail, dans une industrie qui a été un lieu de forte concentration d’une population ouvrière immigrée... la fin des grandes grèves et les licenciements de nombreux syndicalistes mettent un coup d’arrêt à un tel mouvement, renvoyant les travailleurs immigrés à une certaine invisibilité sociale."
Les vacances sont propices aux retrouvailles et nous passons la journée mon épouse et moi avec un couple d'amis. Lui avait quitté, jeune, son Périgord natal où il est aujourd'hui à la retraite pour l'usine citroën du quai de Javel, il garde bien le souvenir d'avoir vu fondre les effectifs, comme celui des brimades et de la pénébilité des tâches réservées aux travailleurs immigrés, pour lui la fermeture d'Aulnay est celle de la dernière usine Citroën, celle de Poissy c'est Peugeot, " je suis resté un peu Citroën" me dit-il...
La sortie des questions de migration du champ du mouvement ouvrier, l'impuissance des "solutions de régulation" face à la quintessence même du capitalisme sont quelques réflexions pour 2O12 tirées de cet aller retour en arrière. La xénophobie exprimée sans détour à Sevran a changé de forme. Son évolution rapelle un texte d'Elisé Reclus sur la montagne où, au début du 20 ème siècle, il décrit l'évolution de l'engouement quelle suscite qui passe de la contemplation lointaine au plaisir nouveau de la parcourir. La xénophobie semble elle aussi s'être déplacée d'une répulsion globale et extérieure à une répulsion éprouvée de l'intérieur. Avec la mobilisation/récupération par l'extrème droite et la droite de thèmes comme la laïcité, le féminisme, l'anticléricalisme, le "nous c'est nous, et eux dehors" se présente de façon moins directe. On s'intéresse désormais aux questions culturelles: comment ils vivent (mangent, s'habillent, sont en couple, prient), comment ils s'intègrent ou non. L'immigration n'échappe pas aux questions sociales mais on la veut au delà des clivages sociaux. Le "nous n'avons plus les moyen de les accueillir" a supplanté le "travailleur français, travailleur immigré, même patron même combat" .
Il n'a pas échappé à l'ancien ouvrier de Citroën ni à personne que Calvet aura eu les deux: les licenciements et la boîte qui menace quand même toujours de couler . La crise que l'on présente toujours comme "financière" ne révèle -t-elle pas ici une autre nature: celle de convulsions toujours plus fréquentes et violentes dues à l'énorme concentration des moyens de production et à l'impossibilité d'écouler les marchandises afin de réaliser les profits analysées depuis longtemps par le marxisme. N'est-ce pas, au fond, ce qui risque face aux plan de Citroënde de ne rendre l'intransigeance de Montebourg/Hollande guère plus efficace que celle de Bérégovoy/Mitterrand. Qu'ils soient bons ou mauvais les capitalistes plus que des leçons de gestion auraient besoin de se la voir retirer. A suivre pour les 28 ans à venir.