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Billet de blog 23 juillet 2024

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Pourquoi revoir « L’Aveu » de Costa-Gavras (1969) ?

En complément du livre d’Artur London et surtout du film de Costa-Gavras, on tirera profit du livre de souvenirs d’Heda Margolius Kovály - son mari, Rudolf Margolius, fut pendu le 3 décembre 1952 - qui analyse finement les raisons, autres que la torture et les mauvais traitements, qui ont pu pousser les accusés de 1952 à confesser leurs prétendus « crimes ».

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La sortie en 1968 du livre d’Artur London (1915/1986, ex vice-ministre des Affaires étrangères et l’un des condamnés des procès dits de Prague en 1952 [1]), L’Aveu. Dans l’engrenage du procès de Prague [2] suscita la polémique, parce qu’il s’attaquait à ce qui restait encore dans certains milieux intellectuels un tabou : les crimes commis au nom du parti communiste, toujours puissant notamment en France (en 1969, aux élections présidentielles consécutives à la démission du général de Gaulle, Jacques Duclos, l’un de ses représentants les plus éminents avec le nouveau secrétaire général adjoint [3] Georges Marchais, réussit à recueillir 4,8 millions de voix, soit 21,3 % des suffrages exprimés !).

Deux ans plus tard Costa-Gavras (né en 1933), auréolé du récent succès de son film Z (1969), qui dénonçait la « dictature des colonels » en Grèce, fit (avec l’aide de l’écrivain et scénariste Jorge Semprún, lui-même ex-militant communiste et résistant) du livre un film à succès (plus de deux millions d’entrées) : également intitulé L’Aveu, avec dans les rôles principaux deux des plus grandes « stars » françaises de l’époque : Simone Signoret (dans le rôle de Lise London) et surtout Yves Montand dans celui d’Artur London/Artur Ludvik (Montand [4], dit-on, y aurait trouvé l’occasion de se libérer définitivement de son ancien compagnonnage de route avec le PCF). L’objectif du livre comme du roman était pourtant limité : dénoncer seulement, dans la ligne du fameux « Rapport secret du XXe Congrès du PCUS » lu par Nikita Khrouchtchev en 1956, les dérives du seul stalinisme, tout en restant fidèle au marxisme-léninisme (qu’il n’était absolument pas question de ranger parmi les systèmes totalitaires). Réfléchissant en 1971 sur L’Aveu, le réalisateur-essayiste Chris Marker (1921/2012), dans On vous parle de Prague : Le Deuxième procès d'Artur London (1971), était là-dessus sans ambiguïté : « affirmer sa foi dans le visage humain du socialisme, en prenant le risque de montrer son visage inhumain, c’(était) le choix (que firent), à la suite de l’auteur du livre (Artur London), les participants du film (…). Montrer le drame d’un communiste pris au piège de sa fidélité et qui a eu le courage de dénoncer le piège sans renier la fidélité ».

Le film incontestablement décrivait de façon réaliste les violences physiques et psychiques auxquelles les accusés furent soumis (privation de sommeil, obligation de marcher sans jamais s’arrêter dans leur cellule (« Marchez ! [5]»), isolement complet, humiliations et coups, faim, froid, interrogatoires interminables surtout nocturnes) pour obtenir d’eux des « aveux » (indispensables en l’absence de toute preuve matérielle) [6]. Volontairement ou non, il jetait à postériori une lumière crue sur le fonctionnement du régime totalitaire soviétique (pas seulement stalinien !) : celui qui avait auparavant organisé la « Grande terreur » et les célèbres « Procès de Moscou » (entre août 1936 et mars 1938). Décimant le PCUS d’avant-guerre pour le peupler d’affidés de Staline, ces fameux procès avaient cherché à dissimuler (derrière un spectaculaire « écran de fumée » visant quelques personnalités : par exemple Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Toukhatchevski, etc.) une opération bien plus vaste d’ingénierie sociale, d’épuration et de remodelage de la société soviétique : en faisant disparaître des centaines de milliers de citoyennes et de citoyens lambda, il s’agissait plutôt de remodeler toute la société soviétique [7]. Ne concernant qu’une petite poignée d’apparatchiks communistes tchécoslovaques, L’Aveu de Costa-Gavras, s’il contribua à ouvrir les yeux de certains sur le fonctionnement de la « justice » stalinienne, n’apportait donc en réalité rien de nouveau sur la terreur de masse en URSS, et dans le « Bloc de l’Est » après 1945. Il ne remettait pas non plus en cause Lénine et la validité du marxisme-léninisme (auquel Artur et Lise London étaient malgré tout restés fidèles, comme le rappelle la scène où Yves Montand/Artur London discute avec des intellectuels français sur la Côte-d’Azur – dont Antoine Vitez – en 1965) : l’adversaire, c’étaient la « réaction » et l’« impérialisme » (on est à l’époque des horreurs de la guerre américaine au Vietnam) ; la dernière image du film n’est-elle pas celle des jeunes Tchécoslovaques lors du « Printemps de Prague » en 1968 inscrivant sur les murs le slogan devenu célèbre : « Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous ! [8]» ? Depuis 1956, la doxa était que le communisme avait seulement été « perverti » par Staline et par le culte de la personnalité.

Malgré sa durée (2 h 20) le film de Costa-Gavras ne pouvait rendre correctement compte du mécanisme de décervelage que le livre d’Artur London avait cherché à décrire méthodiquement au cours de ses 450 pages : cet « engrenage » capable de conduire un être humain à avouer tout et n’importe quoi (au terme d’un an et demi de tortures et de conditionnement). Car Artur London, communiste orthodoxe, finit par reconnaître ses « crimes » sous le feu des interrogatoires conduits par ses « référents » successifs (c’est le nom donné à ceux qui l’interrogeaient jours et nuits [9]) : son adhésion à l’anarchisme, au trotskysme ; son antisoviétisme, son sionisme, son titisme, son appartenance à un prétendu « Centre de conspiration contre l’État [10] » dirigé par Rudolf Slansky [11], etc. Il l’écrit : « On m’(avait) si bien conditionné à ce qui (devait) se passer (lors du procès) qu’on (avait) créé presque des réflexes [12] » (en « application pratique de la science de Pavlov sur le conditionnement et la psychologie [13] »). Une « bureaucratie criminelle [14] » s’était acharnée d’abord à construire un montagne de procès-verbaux tendancieux, établis grâce à de subtils glissements sémantiques, un vrai « puzzle de mensonges, de moitiés, de quarts de vérités monstrueusement raccordées, rabibochées, mariées en une image ignoble 15] » : celle faisant de lui un traitre au service des capitalistes et des « impérialistes » occidentaux. « À force d’entendre sans cesse rabâcher pendant des semaines, des mois, des années les mêmes mots, les mêmes expressions, vous finissez vous-même par répéter automatiquement, comme une machine, les mots qu’on vous a suggérés. Il n’existe plus sur terre un seul individu sans étiquette : "trotskyste", "nationaliste-bourgeois", "sioniste", "ancien d’Espagne", "espion"… Et si l’on vous interroge sur votre dernier-né (il parle de son tout jeune fils), vous êtes fin prêt pour déclarer : " Mon fils, le petit trotskyste Michel, vient d’avoir un an !" [16] ». Pour que la farce fut complète, Artur London décrit comment il dut ensuite apprendre par cœur les répliques qu’on tenait à ce qu’il prononce lors du procès (en réalité aussi bien les juges que les accusés furent obligés durant des semaines d’apprendre cette « partition » pour que tout puisse se dérouler sans la moindre anicroche apparente [17]). Il en résultait pour les accusés un curieux sentiment de dédoublement (qu’on devine à l’égarement qui se lit sur leurs visages dans les archives filmées) : « (J’eus) même le sentiment d’assister en témoin à l’audition de mon double [18] » ; acteur, (j’étais) en même temps spectateur du procès [19] » réduit à une fascinante « scène de théâtre [20] ».

Le film de Costa-Gavras n’a pas réussi à donner une traduction visuelle de l’état de folie qui fut celui d’Artur London après des journées et surtout des nuits de privation, quand il était contraint de marcher sans jamais pouvoir s’allonger pour dormir : « Quatre pas jusqu’au mur, demi-tour, quatre pas jusqu’à l’autre mur… Les fissures des murs sur lesquelles retombe invariablement mon regard prennent peu à peu figures humaines. D’abord par jeu, intentionnellement, je m’applique à recomposer les traits de mes camarades de combat. Et puis la folie bouscule la fiction ! Les lézardes s’élargissent jusqu’à leur livrer passage. Comme dans un accouchement d’abord leur tête apparaît : ils me sourient ; puis leur corps [21] ». Horribles hallucinations !

Ce film (qui, étrangement, ne montre Rudolf Slansky que de dos, jamais de face) n’a pas non plus réussi à intégrer de façon satisfaisante les souvenirs qui, selon Artur London dans sa solitude, l’assaillaient en permanence, lui le vieux militant révolutionnaire (quand il était à Moscou, puis en Espagne pendant la Guerre civile puis en France pendant la Résistance) : à la place on voit seulement quelques images d’archives en noir et blanc, que Costa-Gavras fait très maladroitement  surgir dans la mémoire d’Artur London d’un détail qu’il observe, comme cette étoile rouge avec faucille et marteau qu’il aperçoit sur la chapka d’un geôlier, à l’origine d’un long flash-back (ou analepse). Plus problématique peut-être, la construction du film : d’une part en effet la narration est à la moitié du film très maladroitement interrompue par une prolepse (ou flashforward) qui casse la tension dramatique en montrant un Artur London, détendu en exil dans le sud de la France en 1965, comme dissertant avec des amis sur le livre qu’il n’a pas encore écrit (il ne sortira qu’en 1968) ; d’autre part, s’entrecroisent scènes vues de l’extérieur (comme dans un film d’action du début, celle la filature du héros par les agents de la Sécurité), et monologues où London décrit de l’intérieur la succession de ses états d’âme.

Le procès scandaleusement truqué de quatorze apparatchiks communistes en Tchécoslovaquie (fin novembre 1952 : il y a plus de soixante-dix ans), contraints d’avouer des crimes invraisemblables contre leur parti et l’État qu’ils servaient, appartient maintenant à l’histoire et n’offre guère matière à soulever les passions en France en 2024. Qui se soucierait en effet d’un pays aujourd’hui disparu (la Tchécoslovaquie a été officiellement dissoute le 31 décembre 1992), d’une religion morte (le communisme auquel les accusés de 1952 avaient voué leur vie) bâtie autour d’une idole déboulonnée (Staline, rangé en Occident [22] à juste titre, dans la liste des pires tyrans que le monde ait connu), et qui s’attarderait sur le destin de staliniens fidèles (l’accusé principal, Rudolf Slansky, secrétaire général du parti communiste tchécoslovaque, avait lui-même participé aux premières poursuites contre ses « camarades » et passait pour particulièrement « antipathique [23]») ? Quatorze apparatchiks jugés et condamnés (onze exécutés) : cela paraîtra bien lointain, anecdotique au regard de toutes les autres victimes (des millions) des « purges » staliniennes (et des massacres qui se sont succédés partout depuis sur la planète…). Dans les années 1960/1970 le procès de Prague déchaîna pourtant les passions en France, au moment où les intellectuels longtemps aveuglés par le mythe de la révolution bolchevique de 1917 commençaient à se poser des questions sur la réalité du régime instauré par Lénine. Avant que la publication en France en 1974 du fameux livre d’Alexandre Soljenitsyne L’Archipel du Goulag ne rebattit complètement les cartes…

De fait, on ne parle plus guère du procès de Prague, sauf à en évoquer les archives filmées, miraculeusement retrouvées il y a quelques années, et le sort des enfants des condamnés, comme l’a fait en 2022 dans un documentaire remarquable Ruth Zylberman (Le Procès : Prague 1952 [24]). Lors du récent festival de Cannes (2024), la série documentaire « Le siècle de Costa-Gavras) est aussi revenue sur le sujet [25].

En complément du livre d’Artur London et surtout du film de Costa-Gavras, on tirera profit du livre de souvenirs d’Heda Margolius Kovály (son mari, Rudolf Margolius, fut pendu le 3 décembre 1952). D’origine juive (comme son mari) Heda Bloch avait échappé par miracle au camp d’Auschwitz et aux « marches de la mort » [26]. Elle fait un portrait saisissant de l’antisémitisme latent dans la population tchécoslovaque de l’après-guerre (il n’y a pas qu’en Pologne qu’il a existé !) ; un avocat s’exclame : " Nous qui pensions être enfin débarrassés d’eux, mais non, ils sont impossibles à éliminer – Hitler lui-même n’y est pas arrivé. Chaque jour il en sort davantage, comme des rats…"[27] ». Car les procès de 1952 furent un vrai pogrom anti-juif, les accusés ayant été choisis en priorité parmi les Juifs survivants désignés comme « sionistes » : selon Artur London « il (s’agissait) d’accumuler dans les procès-verbaux le plus grand nombre possible de Juifs [28] ». Il décrit la scène suivante : « le commandant Smola (…) me prend à la gorge et crie avec haine : " Vous et votre sale race, nous saurons vous anéantir ! Vous êtes tous pareils ! Tout ce qu’a fait Hitler n’était pas bon, mais il a détruit les Juifs, et cela est une bonne chose. Trop encore ont échappé aux chambres à gaz. Ce qu’il n’a pas terminé, nous le finirons [29] ».

Dans son livre Heda Margolius Kovály excelle à dénoncer les illusions des communistes tchécoslovaques (pourtant souvent sincères et honnêtes comme son mari Rudolf, converti de fraîche date) : chez elle dans leur petit logement, dit-elle, « les étagères se remplirent vite de livres de politique et d’économie, de vieux livres écornés que Rudolf étudiait inlassablement, et de quantité de brochures imprimées sur du méchant papier, que je dévorais. Elles proposaient des réponses si claires, si simples aux questions les plus complexes, que je ne pouvais m’empêcher de penser qu’une erreur s’était glissée quelque part (…). Pourquoi y a-t-il des guerres ? Voir pages 45 à 47 ! Quelles sont les causes des dépressions ? Voir page 66 ! Dieu existe-t-il ? Qu’est-ce que la vérité ? Le marxisme répond à toutes les questions et propose des solutions à tous les problèmes… [30] ».

Sans illusion excessive sur la nature humaine Heda Margolius Kovály, à la suite d’Artur London (et bien plus profondément que le film de Caosta-Gavras), analyse finement les raisons (autres que la torture et les mauvais traitements) qui ont pu pousser les accusés de 1952 à confesser leurs prétendus « crimes » : « À la fin de leur séjour dans les camps, beaucoup de prisonniers en arrivaient à accepter l’idée que la liberté est (…) un privilège qui vous est accordé, comme une médaille. Il est presque impossible à des hommes traités pendant tant d’années en esclaves, des hommes qui ont côtoyé chaque jour des fascistes et le fascisme, de ne pas être quelque peu pervertis, de ne pas avoir, involontairement et contre leur gré, été contaminés par cette gangrène. En général, le raisonnement était à peu près le suivant : s’il est nécessaire, dans le but d’édifier la société nouvelle, de renoncer momentanément à ma liberté, de subordonner quelque chose qui m’est cher à une cause à laquelle je crois vraiment, eh bien, c’est un sacrifice que je suis prêt à faire (…) Cette propension au martyre était plus fort qu’on ne le croyait (…). Beaucoup s’imaginaient avoir été désignés par le destin pour accomplir un sacrifice, impression que renforçait la culpabilité lancinante chez nombre de rescapés des camps. Pourquoi suis-je en vie, moi ? Pourquoi pas mon père, ma mère, mes amis ? J’ai une dette envers eux [31] ». Ce sentiment de culpabilité existait aussi vis-à-vis du parti, devenu la grande cause et le centre de leur vie pour ces militants communistes, renforcé par la pratique obsessionnelle chez eux de l’examen de conscience et de l’autocritique : selon Artur London « le plus souvent, ces psychoses de culpabilité (partaient) d’imprudences ou de fautes réelles, mais hors de rapport avec les procès qui nous ont été faits : ne pas s’être rendu compte qu’on était filé dans la clandestinité, avoir été arrêté avec un papier portant des noms, avoir porté une appréciation politique différente de celle du parti… Mais (c’était devenu) de véritables psychoses. Et dans son discours du XXe Congrès, Khrouchtchev parlera de ces camarades condamnés depuis huit, dix ou quinze ans qu’il a fallu ensuite convaincre qu’ils étaient innocents… [32] ».

Heda Margolius Kovály décrit la nouvelle société communiste tchécoslovaque où le procès de Prague fut possible comme terrifiante (elle-même, abandonnée de presque tous comme épouse de traître, gravement malade et pratiquement laissée sans soins, fut à deux doigts de la mort, mais comme dans les camps nazis, l’envie de vivre et le goût de la vie furent finalement les plus forts, et elle était mère). Le pays était devenu, selon elle, l’empire des concierges : « Les concierges – pratiquement chaque immeuble en Tchécoslovaquie avait la sienne – ne mirent pas longtemps à devenir la cheville ouvrière du parti. Pendant des années elles régnèrent en despotes non seulement sur leurs propres immeubles mais sur des rues entières. Elles étaient possédées par l’ivresse orgiaque de l’espionnage et de la délation, allant parfois jusqu’au chantage pur et simple. Gare à celui ou à celle qui se les mettait à dos ! Même les plus hauts dignitaires du parti prenaient garde de ne pas laisser tomber de cendre de cigarette dans l’escalier [33] ». Dans un pays où très vite rien ne fonctionnait plus, où les pénuries s’accumulaient sauf pour la nouvelle « nomenklatura » communiste, tout le monde avait peur, même le président de la République Klement Gottwald, un mouton [34] soumis à Moscou ; syphilitique, alcoolique (Heda Margolius Kovály avait eu l’occasion, avec son mari, de le croiser lors d’éprouvantes soirées de gala au Château pour la nouvelle « élite » ; « cette figure empourprée, ces yeux éteints, hagards, enfoncés dans les plis d’une chair épaisse, cette bouche pâteuse » : « le président, disait-on, noyait sa mauvaise conscience dans l’alcool » [35]). Gottwald poussa la « fidélité » à Staline jusqu’à mourir (d’un anévrisme de l’aorte) au retour des obsèques du tyran à Moscou (mars 1953) !

Mais pour Heda Margolius Kovály, la vraie voix du peuple c’était une Madame Machova, l’une des très rares qui avait pris le risque de l’héberger quand elle avait dû se cacher des nazis à Prague début 1945 (après son échappée des « marches de la mort »), puis qui s’était occupé de son nouveau-né Ivan [36] : « "Les gens n’ont plus confiance dans le gouvernement (…), (disait) Madame Machova. Ils n’ont pas la moindre intention de s’occuper de nous" (..). C’était pour des individus comme Madame Machova que le parti avait fait la révolution. Fille de paysans pauvres, femme d’ouvrier, elle-même avait travaillé dur toute sa vie. Elle avait juste son certificat d’études, mais elle était peut-être la femme la plus sage, la plus fine que j’aie jamais rencontrée (…). Sa voix (…) était la voix authentique de la classe ouvrière, celle dont tout le monde parlait mais que personne n’écoutait vraiment [37] ». On est loin ici de l’orthodoxie communiste d’Artur et Lisa London, ou du film de Costa-Gavras…

Quand en 1968 les chars de l’Armée Rouge écrasèrent le « Printemps de Prague », Heda Margolius Kovály choisit de partir, pour de bon : « Le train ne s’arrêta pas longtemps à la frontière et quand il s’ébranla, je me penchai à la fenêtre le plus loin possible pour regarder en arrière. La dernière chose que je vis, ce fut un soldat russe qui montait la garde, baïonnette au canon [38] ».

Après l’Ukraine en 2014/2022, l’Histoire se répétera-t-elle ailleurs un jour ?

[1] Il ne fut condamné qu’à la prison à perpétuité (!), jugement levé en 1956.

[2] Artur London, L’Aveu. Dans l’engrenage du procès de Prague, Collection Témoins, Paris, Gallimard, 1968 (sur la couverture, Joseph Staline statufié guide le prolétariat vers un avenir supposé radieux, avec Prague en arrière-plan).

[3] Le secrétaire général en titre restait Waldeck-Rochet, jusqu’en 1972.

[4] Montand (à titre d’expiation ?) alla jusqu’à accepter de perdre plus d’une dizaine de kilos, pour paraître plus crédible à l’écran. Les exercices de gymnastique en guise de torture qu’on lui inflige dans sa cellule, où il lui faut lever les bras de façon pathétique, soulignent cette maigreur.

[5] De petits plaisantins y ont vu une allusion à Georges Marchais.

[6] Il y a cependant des inventions, comme le simulacre de pendaison à l’encontre d’Artur London, dont en tout cas dans son livre, celui-ci ne parle jamais.

[7] Selon l’ordre no 00447, signé par Nikolaï Iejov (voir Nicolas Werth, L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937/1938, Paris, Tallandier, 2009, p. 88 sq.

[8] Ironiquement, c’est une chanson de Michel Sardou qui contribua surtout à la popularité de ce slogan, en 1983.

[9] Les officiers Smola (Michel Vitold) puis Kohoutek (Gabriele Ferzetti).

[10] Artur London, o. c., p. 229.

[11] Slansky fut jusqu’en septembre 1951 le secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque, avant d’être déplacé, arrêté, jugé, pendu.

[12] Id., p. 258.

[13] Id., p. 370.

[14] Id., p. 230.

[15] Id., p. 196.

[16] Id., p. 249.

[17] Selon Artur London (p. 271) : « J’apprendrai plus tard (cela est montré dans le film) que la répétition, avant le procès, de la déposition que l’on nous faisait apprendre par cœur, était enregistrée sur bande. Un système de signalisation reliait le Président du tribunal à un groupe de référents qui pouvait ainsi lui donner l’ordre d’interrompre la séance dans le cas où l’un des accusés s’écarterait de son texte ».

[18] Id., p. 283.

[19] Id., p. 304.

[20] Id., p. 278.

[21] Id., p. 160-161.

[22] Ce n’est pas le cas à l’inverse dans la Russie de Poutine, où le dictateur est célébré (plus que Lénine) comme le « manager efficace » qui a redonné au pays sa grandeur en terrassant l’hydre nazie lors de la « Grande guerre patriotique ».

[23] C’est le jugement par exemple d’Heda Margolius Kovály, la femme de Rudolf Margolius, vice-ministre du Commerce extérieur : « Mon mari l’avait toujours trouvé franchement antipathique. Il le considérait comme un dogmatique extrémiste, un homme dur, vaniteux, assoiffé de pouvoir et de gloire » (Le premier printemps de Prague. Souvenirs, 1941-1968, trad. Isabelle Chapman, Documents Payot, 1991, p. 157 ; titre original Under A Cruel Star. A Life in Prague 1941-1968, 1986). Artur London confirme à sa façon ce portrait : « Chacun lui reconnaissait et appréciait ses qualités de dirigeant, le respectait et le craignait en même temps. D’un abord froid, il était difficile d’établir avec lui un contact humain » (L’aveu. Dans l’engrenage du procès de Prague, Gallimard, collection Témoins, 1968, p. 261).

[24] Ruth Zylberman a obtenu le concours de Martha, le fille de Rudolf Slansky ; de Françoise, Michel et Pierre les trois enfants d’Artur et Lise London ; d’Ivan Margolius, le fils de Rudolf et d’Heda Margolius Kovály.

[25] Le siècle de Costa-Gavras, « La vérité est révolutionnaire -L’Aveu », par Yannick Kergoat, écrit par Edwy Plenel.

[26] Heda Margolius Kovály, o. c., p. 75 : « Ma mère m’avait été arrachée quelques minutes plus tard et, alors que je courais après elle, un soldat armé d’une mitraillette m’avait empoignée par l’épaule et jetée par terre. Le beau Dr Mengele venait de donner le signal. Ma mère fut avalée par le serpent à mille têtes qui disparaissait au loin dans un bâtiment sans fenêtre. Je me relevai, abasourdie. Je ne voyais plus que les bras de ma mère qui s’agitaient dans ma direction, comme si elle était en train de se noyer ».

[27] Id., p. 72.

[28] Id., p. 217. Comme l’avaient fait les nazis pour leur fameuse « Affiche rouge » en 1944.

[29] Artur London, o. c., p. 53. En URSS à la même époque se préparait l’élimination de médecins juifs soi-disant compromis dans le fameux « complot des blouses blanches ».

[30] Id., p. 85-87.

[31] Id., p. 94.

[32] Artur London, o. c., p. 152.

[33] Heda Margolius Kovály, o. c., p. 110.

[34] Id., p. 105 : « J’imaginais un immense troupeau de moutons, une mer ondulante de dos courbés et de têtes baissées, le tout bercé par le mouvement monotone de la rumination. Je ne pouvais souffrir le culte hystérique voué à Staline… ».

[35] Id., p. 153-154.

[36] Ivan Margolius (né en 1947) a quitté la Tchécoslovaquie en 1965 pour s’établir en Grande-Bretagne, où il est devenu un architecte et un auteur reconnu.

[37] Id., p. 163.

[38] Id., p. 295.

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