Cela s’est passé à Tunis, au début de l’année 1970, il y a cinquante-quatre ans. J’en avais vingt-trois. Je n’y ai guère repensé depuis. En revivant, rarement, la scène dans ma tête, je ne me suis jamais dit que j’avais été victime d’un crime. Je n’ai pas conçu cela dans ces termes. Je n’ai pas compris ! La société m’avait appris à déconsidérer mes aspirations. Elle opposait un tel dégoût, une telle indignité à mes choix sexuels, ma déviance, que je ne pouvais que mériter ce qui m’arrivait. Comme les filles en short !
Récemment, l’avènement de l’ère « #Metoo » autour de la notion de consentement ne m’a pas davantage aidé à comprendre. J’ai discuté avec mes proches. Débattu longtemps ; lu des récits de dizaines de femmes ayant subi des violences sexuelles. Écouté un peu passivement des témoignages vibrants. Bien que le respect mutuel dans l’échange intime ait toujours été le sens commun pour moi, cela m’a fait évoluer dans le constat que les hommes ont à reconsidérer profondément leur statut vis-à-vis des femmes. De passage à Montréal, Edwy Plenel, qui est un vieil ami, est venu me rendre visite il y a quelques jours. On en a parlé. Quand on évoquait l’immoralisme de ces hommes et ce qu’ils ont imposé à ces filles qui n’ont jamais dit « oui », ces filles meurtries, pourquoi n’ai-je pas soupçonné qu’on parlait aussi de moi ?
Il a fallu la quatrième saison de Baby Reindeer (Mon petit renne en VF). Netflix, seigneur ! J’ai vu ce qui m’était arrivé. C’était là, sur l’écran.
Trois ans plus tard, peut-être à cause de ça, j’avais tenté de m’ôter la vie. Pendant des années, j’avais suivi deux analyses sans y faire jamais allusion. Un demi-siècle de silence. Et cette lancinante question : ai-je choisi l’exil par-delà l’océan pour conjurer ça, loin de tout ? Je ne l’avais jamais énoncé avant que Richard Gadd me le montre. Oui, j’avais connu la honte. J’avais subi cette agression. Il fallait désormais que je la nomme. J’avais été violé à vingt-trois ans. Oui. Me. Too.
C’était une fraîche soirée de printemps, il me semble. Peut-être la sortie de l’hiver. Je ne sais plus. J’avais dû aller souper chez des amis. Sans façons ; détail révélateur, je sais que je portais un jean ! J’aurais pu prendre un taxi pour rentrer à mon petit hôtel de voyageurs. Mais j’avais choisi de marcher en me fiant à mon sens de l’orientation. Il y avait un parc. En écrivant ces lignes j’ouvre Google Map et tape « Tunis » où je ne suis retourné qu’une fois dans les années 70. Au centre de la ville, je situe plus ou moins le quartier que j’habitais. L’hôtel Salammbô aurait pu être mon hôtel, ou un autre, le nom ne me dit plus rien. Près des grands boulevards du centre. Là où j’ai pleuré en rentrant dans ma chambre. Là où je me suis déshabillé en prenant mille précautions. Là où je n’osais plus bouger, là où j’étais terrifié à l’idée d’avoir été blessé, de devoir aller à l’hôpital.
La marche à pied dans la nuit me revient et je sais que c’est en traversant le jardin Habib Thameur que ça s’est passé. En voyant les grilles d’un jardin, d’instinct j’ai su que c’était un lieu où les hommes, la nuit tombée, rôdent et savent que l’aventure les appelle ou qu’ils l’attendent en embuscade. C’est selon. Bien sûr, je cherchais l’exutoire d’un corps. Une ombre s’est approchée. Un grand type viril qui savait ce qu’il faisait. Tout s’est passé très vite, les ceintures défaites, les pantalons à peine baissés sur les cuisses. Il m’a maîtrisé, plaqué contre un arbre, a joui en moi en quelques instants, a filé sans que je réalise grand-chose. Sauf que mon désir n’était rien à ses yeux, sauf qu’il m’avait pris mon portefeuille avec ma virginité. Sauf que j’avais mal. Je me sentais terriblement humilié et seul. J’ai repris la marche vers mon hôtel, à petits pas honteux.
Dans ma chambre, j’ai ouvert la douche qu’on n’ose pas prendre et vu le filet de sang.