Qu'un peuple ait besoin de reconnaissance, cela semble aller de soi. Ce qui ne va pas de soi, c'est que cette reconnaissance doive passer par un État. Ce qui va encore moins de soi est la justification religieuse de cette obligation qui serait au-dessus du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes.
Les justifications religieuses sur lesquelles les États prétendent établir leur légitimité sont trompeuses. La religion fondatrice de droit est un modèle qui remonte à l’Antiquité. Un rapport privilégié au divin justifiait alors la conquête comme « mission divine » ; ses succès sanctifiaient la violence tout en établissant le droit du plus fort sur une aire qui n’avait pour limite qu’une opposition de force égale. C’est ainsi que se sont fondés et étendus, par la compétition où ils essaimaient, tous les État de l’Antiquité : Sumer, l’Assyrie, l’Égypte, la Perse, la Grèce, Rome. Tous avaient justification divine et vocation impériale. Et de tous, l’empire fut l’apogée et la perte. Comme si le « droit de conquête », fondement injustifiable et jamais sérieusement questionné des États, attendait leur moment de plus grand développement pour les abattre.
Israël brandit une justification qui détourne la critique qu’on pourrait lui faire de mêler la religion et la politique : c'est la Shoah. La Shoah n’est pas une religion, c’est un martyre ; c’est un fait historique. C’est ce martyre historique – incontestable – qui sert à Israël de justification légitimatrice, non la religion.
Le fait est que sa religion n’ordonne pas au peuple juif de fonder en État ; bien au contraire, elle lui interdit le retour à Jérusalem en raison de sa persistance dans la désobéissance à la loi de son propre Dieu. En bon religieux, le peuple juif devrait accepter son bannissement et attendre de la clémence de son Dieu son pardon, sinon sa récompense. Il y a cette profondeur de conscience sans arrogance dans l’esprit des ancêtres.
Ce qui est passé sous silence, – ce qui est passé, même, à la trappe de la conscience, – dans l'invocation par Israël du martyre de la génération précédente, – comme si ce martyre « lui donnait droit à un État », – c'est que jamais nulle part un peuple ne s'est doté de son plein gré d'un État. Toujours et partout les États se sont constitués en s'imposant par la fourberie et la violence à des peuples qu'ils supprimaient ou réduisaient à l'assujettissement.
L'État d’Israël ne fait pas exception à cette loi de la formation des États; il n'en est que la dernière démonstration à cette date. Avec Israël on assiste en direct depuis soixante ans au processus de la création d'un État. Depuis 5500 ans, date de l’apparition des États sur la terre, ce processus a toujours a été le même. Partout il a d’abord pris la forme d’une conquête en terre étrangère, et cette conquête n’y a jamais connu de limite dans les œuvres de la destruction. Les exterminations ont été continuelles et effroyables. Les égorgements, les rasages des villes, constants. Rares sont les peuples à qui les États ont laissé le choix entre l’extermination ou la soumission.
Au cours de ce processus et des assimilations qu’il brasse, les peuples qui viennent grossir les rangs de la nation conquérante gagnent certains avantages: la « citoyenneté », un semblant d’aisance, une « assistance », une « protection ». Ils succombent surtout sous le poids de servitudes et vivent dans la dépendance. Les guerres dont ils sont « protégés » par les Etats rivaux qui les enrôlent de force dans leurs armées ne sont pas de leur fait. En tant que déchus de leur liberté par la défaite, les peuples sont les premières victimes de leur incorporation dans les États qui s’agrandissent à leur détriment. Ils y perdent jusqu’à leur liberté de conscience.
Non seulement un peuple ne peut se constituer en État qu'aux dépens des gens dont il usurpe le territoire, mais cette usurpation étant la condition de sa puissance, il ne peut passer de la condition de peuple libre, disposant de lui-même, avec son autonomie, sa diversité, son système d’alliances et toutes les ressources de son cœur et de son intelligence, à la condition de peuple « doté d'un État » qu'aux dépens de lui-même en tant qu’il est dès lors assujetti à cet État.
Du doit à d’État
Le « droit à l’État » qu’invoquent certains amis du peuple palestinien est un droit qui n’existe pas ; c’est aussi le droit le plus pernicieux qui soit. Il suppose – depuis Aristote – que l’État est la forme supérieure de l’évolution des sociétés humaines ; ce qui est pure idéologie. Ce soi-disant droit suppose aussi qu’un peuple n’a droit à la reconnaissance que pour autant qu’il prend la forme admise par les autres États. Selon cette logique, et bien que les États soient passés, de l’Antiquité aux Temps Modernes, de la légitimation « par Dieu » à la légitimation « par le peuple », un peuple n’est pas supposé pouvoir être reconnu par un autre peuple, un peuple n’a pas le droit de reconnaître un autre peuple.
Le mot peuple est source de bien des confusions. Sous son aspect d’unité fictive, hautement manipulable, il recouvre deux entités bien distinctes, et même opposées : les gouvernants et les gouvernés. C’est cette opposition que les États ont généré dans l’humanité, au sein de laquelle la paix régnait depuis des dizaines de millénaires et où rien ne prouve qu’aucune société n’ait pas joui de toute sa liberté. En tout cas ce sont des peuples libres, pleinement reconnus comme tels (et pas seulement comme barbares) par les anciens historiens, que les armées d’État, de Sumer à Israël en passant par Rome, ont tenté d’asservir ou d’effacer de la surface de la terre.
En se constituant en État au nom du martyre du peuple juif, les oligarques de la diaspora ont bafoué la religion de ce peuple, autant qu'ils ont piétiné le droit des gens auxquels ils n’ont pas demandé l’hospitalité pour installer chez eux leur machine de guerre.
Contre la violence dévastatrice de cette machine, les Palestiniens n'ont à espérer le secours d'aucun État[1]. La compassion, l'indignation, la solidarité, la révolte viennent d’en bas. Il reste aujourd’hui à ceux d’en bas, plus nombreux que jamais, à faire la preuve de leur liberté et de leur pouvoir. Les États quant à eux se tiennent les coudes. Les Palestiniens sont un mauvais exemple : il ne convient pas qu’un peuple puisse se concevoir sans État.
« Nous ne voulons pas finir comme les Indiens » a dit Yasser Arafat dans les années 1970. Depuis, le territoire des Palestiniens s’est considérablement rétréci.
Comme celui des Indiens d’Amérique, le sort des Palestiniens a pour horizon l’effacement. Avec, leurre cynique dans la négociation toujours remise où, tant qu'il leur restera un bout de territoire à défendre, il pourra leur être demandé de fournir la preuve qu’ils ont la « capacité étatique », – qu’un État peut exister chez eux, – un État qui les légitimerait parce qu'il les contrôlerait selon les modalités où tous les États s'entendent à régner au détriment des peuples.
Dans la logique de l’impérialisme américain dont l’État d’Israël est une des pièces maîtresses, l’effacement du peuple palestinien est beaucoup plus certain. Un effacement qui a pour limite l’effondrement des empires qui jamais, jusqu’à présent, malgré leurs pouvoirs grandissants, ne sont venus à bout de tous les peuples.
Jean Monod
arrière-petit-neveu d'Isaac Hassan, Grand Rabbin d'Oran.
[1] La dénonciation par Evo Morales de l'État d'Israël comme "État terroriste" est à cet égard aussi exceptionnelle que l'est l'État bolivien qu'il préside, pluriethnique, multilingue, où les Indiens ont droit de vote en tant que tels, et dont la Constitution reconnaît des droits à la Terre.