Autre vision de la disparition de Jeff - par Jika Sprite
Plût aux dieux que mon voyage de retour fût semé d’embûches ! J’aurais pu en faire un récit riche en péripétie. Ce ne fut qu’un voyage en 747. La technologie banalise tout.
La vie qui m’attendait à Paris, en revanche, était jalonnée de chausse-trappes.
Je n’étais pas allé au bout de mon périple : je n’étais pas passé outre. Mais j’étais seul à le savoir – avec Jeff. Je n’en allais pas moins vivre du peu que je ramenais.
On déroulait devant moi un tapis.
Me voyant offrir la possibilité de tirer profit d’un échec, je me mis à haïr mon métier. (« Quoi ! Etablir mon avenir sur l’imposture d’un savoir frelaté ? »)
Pendant ce temps un drame se déroulait en Amazonie.
Ce drame fit un certain bruit dans les années 1970. Des articles, des livres parurent sur les ravages causés par les chercheurs d’or, les garimpeiros… Mais qui se souciait alors des dommages causés à la nature ?
Quant aux Indiens, si on s’accordait encore pour leur reconnaître le statut d’êtres humains, l’inéluctabilité de leur disparition était un thème partagé de droite à gauche, au nom de la civilisation et du progrès qui, dans ces années, battait son plein.
Avec la candeur caractéristique du marxisme de l’époque, on osait affirmer que parler d’ « indiens » était « colonialiste ». Leur « culture » n’est que folklore, disaient ces nouveaux messianistes, une entrave au développement de leur conscience de classe en tant que paysans exploités, qui les rendra mûrs pour les enrégimentements révolutionnaires.
Moyennant quoi, un tout autre drame se jouait, dont pendant trente ans personne n’entendit parler – et qui fut promptement étouffé lorsqu’il fit surface au tournant du siècle i : le pillage du sang des Indiens Yanomami par une mission biologique dirigée par le très officiel eugéniste Dr Neel, travaillant depuis Hiroshima pour la Défense américaine.
Comme si les chercheurs d’or côté grand public et la fixation marxiste dans les sciences humaines avaient servi d’écran à ce pillage aussi inaperçu que lourd de conséquences – sur lesquelles on est loin, aujourd’hui, d’avoir fait le point.
Est-ce parce que Jeff en fut témoin qu’il a disparu, et ses films avec lui ?
On ne le saura sans doute jamais. Aussi bien n’est-ce pas de cela que je voulais vous parler, cher Jean Monod, mais d’un rêve que j’ai fait l’autre nuit.
Nouveau signe de Jeff : c’est la raison pour laquelle je me permets de vous le communiquer, non pas parce que c’est un rêve (bien que tout rêve écrit vaille à mes yeux son pesant de mots) et encore moins parce que c’est « un de mes rêves » (quelle prétention ce serait de ma part !), mais parce que c’est par les rêves que nous sommes désormais reliés Jeff et moi, et tout ce qui vient du mont Autana, d’après ce que j’ai cru comprendre, vous intéresse.
Variante de la disparition de Jeff
Les crachats sur l’asphalte m’ont toujours fait penser
à la Face imprimée sur le linge des saintes femmes.
Pierre-Jean Jouve.
La femme avec qui je vivais depuis treize ans s’étant acoquinée avec un psy, celui-ci met de plus en plus son nez dans mes affaires. Rien ne tient plus de ce que je fais.
Je me terre dans mon atelier.
Je faisais à l’époque une recherche sur le cercle des voyelles.
Un jour que je peignais un U rouge, un grand avion gris-bleu passa lentement autour de mes verrières.
J’éveillai aussitôt mon colocataire d’au-dessus - un oiseau qui avait perdu ses ailes et investi mon toit pour s’y faire un nid.
Ensemble, nous prenons la fuite.
La femme avec qui j’ai décidé de ne plus vivre nous poursuit.
Moins chétive qu’elle ne paraît, elle court aussi vite qu’aux beaux jours où, descendant à Paris d’un autobus (et moi la prenant pour une autre), elle m’est tombée dessus. Le fait est qu’elle nous talonne, bien que nous ayons, Jeff et moi, un sacré coup de jarret.
Me retournant subitement, je lui lance une petite lame qui l’atteint au ventre. Elle ne s’en aperçoit pas tout de suite. Affaiblie néanmoins elle ralentit sa course et je réussis à la distancer.
Le sang qui coule de sa blessure attire les märitu.
Quoique n’en ayant jamais vu, j’en ai assez entendu parler pour les reconnaître sans hésiter : ce sont des esprits malfaisants associés à des sorciers.
Il est rare qu’on les voie immobiles, lorsqu’enroulés sur eux-mêmes vous pourriez aussi bien les prendre pour des petites billes noires à pois blancs. Vous ne les voyez que lorsqu’ils se lancent à votre poursuite : ils ont alors l’aspect de têtards à longue queue. Il est rare qu’on leur échappe, ce qui explique que leur description ne coure pas les rues. Ils se déplacent extrêmement vite. Plus ils vont vite, plus ils s’étirent, jusqu’à prendre l’aspect de longs filaments.
Le fait que ce soit la première fois que j’en voie, plus de trente ans après en avoir entendu parler chez les Piaroa, ne m’étonne qu’à moitié. Ce que je vois moins clairement, c’est pourquoi il m’a fallu tout ce temps pour entendre ce que leur nom signifie. Comme si de sens de l’image (« esprits invisibles») avait fait écran à l’évidence phonétique.
Phonétiquement, le mot märi (le ä prononcé entre a et è, comme dans l’anglais cat) peut s’entendre en français comme tout ce que véhiculent les sons ma (ou mé) et ri. Par exemple « mari », « marri », « Marie », « ma… rit », voire « mes ris » ou « merry » (joyeux, en anglais) dit par un Pakistanais.
Märitu, le pluriel, laisse le choix entre plusieurs significations possibles, comme par exemple « mari tu ». Ou « marri, tue. » Ou « les maris tuent ». Ou, à l’inverse et pire « Marie tue. » Pire, car Marie est le nom de la femme qui me poursuit. La langue piaroa est pleine d’histoires en attente de révélation de ce genre.
Ce n’est pas tant leur aspect cependant ni leur nom qui me fait identifier les märitu instantanément. C’est leur surgissement dans l’avenue au sang répandu de Marie. Non pour s’attaquer à elle et la dévorer comme auraient fait des piranhas si elle était tombée dans l’Orénoque, mais pour la venger, comme des Furies appelées par son ressentiment.
Réveillés par la sorcellerie dont ma réaction rapide a forcé le dessein à se mettre en scène, les märitu sont sur le point de nous rattraper. Mais chaque fois qu’ils tentent de nous entrelacer, leur essai infructueux leur revient comme un nœud mal fait.
Tout en courant, je comprends : s’ils échouent à nous rattraper, c’est que nous sommes deux. Ils me rattraperaient si j’étais seul, car ils ne verraient que moi. Le fait que nous soyons devenus interchangeables Jeff et moi fait que c’est maintenant lui seul qu’ils voient.
Cependant, comme d’habitude, j’ai pensé trop vite. Les märitu ayant intercepté ma pensée changent de tactique.
Ne pouvant nous frapper à l’horizontale tant que nous courons en file indienne, ils grimpent sur les platanes qui bordent l’avenue ; d’où, sautant de branche en branche, ils font pleuvoir des petites épines brunes qui se fichent dans les épaules de Jeff, lorsque celui-ci commet l’imprudence de s’arrêter sous un platane pour s’assurer qu’il les a distancés et reprendre son souffle. Les märitu déversent alors sur ses blessures un curare dix fois plus nocif que le yahé. ii
Jeff commence à s’affaiblir, puis à défaillir et à s’amollir jusqu’à se liquéfier et n’être plus qu’une flaque de mazout pulsant au rythme de sa réduction sur le macadam, qu’une ultime contraction rendit semblable à une île sur le trottoir de la rue vide, un crachat sur l’asphalte - un mollard.
Descendus aussitôt des arbres, les märitu entourent ce mollard à l’image du nom de famille de Jeff sur lequel ils procèdent à des rites frénétiques pour l’empêcher de disparaître tout à fait.
En vain. Le Mollard rétrécit, s’efface, disparaît. Il n’en reste plus aucune trace lorsque Jeff ressort du mur de la maison d’à côté, porteur d’une vision bicolore inscrite au dos d’une assiette que sa voix clame. J’en vois au même instant la transposition musicale flotter sur le mur comme une projection filmée :
à tous ces ilots
je mêle aurore et
idéal air
gueule d’or
au genou nu
JKS
i Cf Patrick Tierney, Darkness in El Dorado, 2000 (traduit en français sous le titre Au nom de la civilisation) et le compte-rendu : http://en.wikipedia.org/wiki/Darkness_in_El_Dorado http://www.scienceshumaines.com/vie-et-mort-d-un-scandale-amazonien_fr_2965.html
ii Boisson hallucinogène en usage en Amazonie depuis les Andes (où elle est connue sous le nom d’ayahuasca) jusqu’en Guyane.