Via S. M. Séveno [i]
‘Oe hörêka
Xiu
Totletna
Chisifoupu
Ainsi chantait Jeff-Xiu ; et chantant, à cet endroit de son chant, cessa d'être visible. Aussi nous regardâmes-nous les uns les autres avec étonnement, aussi surpris par ce que nous venions d'entendre que par ce que nous ne voyions plus. Car le chant bourdonnait encore dans nos oreilles, quoique s’atténuant ; et la vision d'une flamme qui était une femme qui était un serpent qui était un bambou commençait à se dissoudre, déjà ses éléments ne tenant plus ensemble, allant d'un côté le serpent, de l'autre le bambou, le feu qui s'animait des voix qu'il projetait au dehors perdant vie, obscurité absorbant tout ce qu'il avait rendu visible.
Or, entre nous, d'aucuns fermaient les yeux, comme ceux qui, se réveillant, se souviennent d'un rêve à demi, et se levant pour l'aller fixer par écrit, à peine quitté leur lit, n'en tiennent plus que bribes ; et parce que songe souvent semble avoir dit à dormeur choses insignes, pour le retrouver, s’étant mis debout, rêveurs retournent à leur lit et se rendorment, du moins le tentent, se pelotonnant dans la position où le réveil les a surpris, mettant au songe provisoire terme ; lors, leurs yeux reclos, simulent sommeil, et songe rappellent ; lequel parfois revient et se poursuit, parfois ignore leur appel, et plus profondément s'enfouit : nul ne sait comment rêves vont et viennent, obscurité ne suffit, n'étant mère de songes qu’apparentée à vrai sommeil, comme clarté ne l'est que par sens en éveil de perceptions non toutes fois lucides.
A ce propos, songe me revient à l'instant où j'écris, dont ne sais quand le fis, où, en quelle nuit ; toutefois me paraît familier, quoique d'espèce lointaine ; au vrai, à l'instant surgi, comme feuille collée à mon manuscrit, de songe me paraît proche plus que de ma vie ; et par songe, d'autres songes, qui me sont proches comme vie, quoique semblant venir d'autres mondes.
Où que je fusse alors et qui, il y avait de part et d'autre d'une route rectiligne, parfaitement visible dans la nuit, une forêt de hauts arbres, et entre ces arbres des personnages fort colorés, dont je dirai, avec la liberté que les rêves autorisent, qu'ils avaient l'air louches. C'était leur aspect : foulards, chapeaux, vestes sur peau, manchettes, échancrures, colliers de perles, de dents ou d’os, tourets de nez, peintures, pendentifs, plumes, noires besicles… C'était l'endroit aussi : une forêt proche d'une ville, dans un climat des Tropiques, qui semblait former un quartier de rencontres elliptiques, où ces personnages s'exposaient dans un silence absolu les uns aux autres ; et ce quartier faisait suite à des hameaux de cabanons déserts épars dans la savane.
En sorte que me revient l'impression qu'étais en un véhicule venant de ville, glissant silencieusement sur cette route, et que par fenêtres faites d'un métal transparent comme celui de nauge [ii], voyais, de droite comme de gauche, ces personnages marionnettiques ; car leur animation semblait répondre à notre venue, ainsi que remarquai une fois en île vénétique, verriers oisifs en leur fabriques, toutes portes ouvertes, s'animer dès que paraissait dans la rue un seigneur ; lors faisaient un théâtre de leur pratique, qui maniant le soufflet, qui battant le fer, qui soufflant luminantes bulles. Au demeurant ne sais au juste ce que fabriquaient ces Vénétiens : flacons, bouteilles, lampes ou urnes ; mais tout était de verre. Et sans doute n'assistai-je à leur comédie en île vénétique, où m'avise qu'oncques ne fus, quoique fusse en Armorique ; ce devait être en autre songe, ou leur place publique. Car si songes ne sont mensonges, rêves sont comme verres, par sons viennent d'Egypte, par reflets de ris : en touchez-vous un, tous tintent, s'animent, communiquent.
Semblablement tintèrent en forêt fifres, cymbales, cornes, espagnolettes, et se teintèrent musiciens de couleurs phosphoriques, noires étant route et voûte où muettes glissaient nos roues, cependant qu'à senestre, dans le véhicule, une femme devint double, d'une main notant ce que l'autre écoutait dehors près d'une baraque, tenant contre son oreille un objet semblable à un serpent dur ; autour d'elle autres Vénétiens tenant en leurs doigts feuilles roulées en flûtes, qu'ils portaient incessamment à leurs lèvres, d'où s'exhalaient longues expirations de volutes ; auparavant étant apparu, descendu de la droite, un homme à tête de veau, au ventre nu, retenant devant lui une lourde brouette, qu'il jeta dans le bas coté à notre gauche ; où elle rebondit, le sol étant couvert d'une bâche, mou et élastique.
Plus loin étaient des maisonnettes, faites de planches peintes en bleu, où de hommes vêtus de chemisettes, coiffés de chapeaux de paille, étaient assis sur des vérandas autour de petites tables ; et ces maisonnettes se succédaient au bord de la route en un faubourg ou quartier de campagne, offrant le tableau d'une succession d'époques ; et toutes avaient leurs planches peintes de la même couleur bleu ciel, les unes entièrement recouvertes, d'autres une simple tache, comme un signe ou une marque ; laquelle marque, notre véhicule ayant pris de la vitesse, aperçûmes bientôt portée sur rochers noirs dont était jonchée cette campagne, tels bœufs épars en herbes hautes ; ne se voyant plus lors gens ni maisonnettes, seulement ces rochers en troupeaux de plus en plus compacts, chacun avec sa marque, dont notre véhicule suivait la trace, et pour ce s'élevait, ayant ses roues quitté le sol, route ayant cessé et forêt reformé en dessous de nous toison épaisse ; et semblaient ces taches bleu ciel avoir été tracées par on ne sait quel être envolé qui nous avait précédés.
Volant plus haut notre véhicule, conduit par je ne voyais qui, ni moi ne me tournant vers lui, ni lui ne m'offrant son regard, cependant que je sentais sa présence à ma gauche, la forêt aussi montait en escarpements ourlés de rocs portant toujours cette marque, jusqu'à un col au-delà duquel ne pouvions voir ; lequel col ayant franchi à ras, vîmes devant nous étendue blanche comme neige éblouissante à perte de vue.
A cet endroit, une voix dit : « Où ça finit, on ne l'entend plus, on le voit écrit. » En laquelle voix mon songe finit. Quoique autre voix me souvient avoir ouï. Ce fut lorsque, revenant à nous, Jeff-Xiu dit : « J'ai rêvé que tout le bleu quittait la terre en un tourbillon qui montait dans le ciel où il disparaissait par un pertuis. »
S.M.S.
Teou’ba, ca 1980
[i] S. M. Séveno (Cadix, 492 - Macondo, 612) est l’auteur d’un roman disparu, Le Chevalion, dont des fragments nous sont parvenus par la voie des rêves. Dans le fragment intitulé « le bleu perdu », extrait d’une séance chamanique à caractère prophétique ayant eu lieu dans le mont Autana, l’auteur s’exprime au nom de Chien d’Eau (Téou’ba) qui participait à ce rite. (Note de JK Sprite).
[ii] Aéronef médiéval.