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Billet de blog 19 juillet 2013

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Le film que j’aimerais faire

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le film que j’aimerais voir ce soir 

commence par une grande scène de chevaux

galopant dans la poussière de l’avenue principale

tirée brusquement de son sommeil.

Naturellement chaque cheval a son cavalier

mais ce qui importe vraiment ce sont les chevaux.

A partir de là le film décolle 

sans aucune perte de vitesse

jusqu’à la fin lente inattendue

qui a l’intensité d’une nature morte

bien que tout se passe dehors

sous une immense banderole suspendue au-dessus de l’horizon

où on peut lire : « BIENVENUE ET AU REVOIR .»

                                                                       Franco Beltrametti

Le film que j’aimerais faire (mais j’aimerais surtout me souvenir de celui dont je viens de rêver, dont nous parlions avenue Denfert, Franco, Jeff, moi et Leperlier) est fait d’images qui ne sont pas là pour les besoins de l’histoire et de raccords qui ne sont pas invisibles (comme, y revenant pour la troisième fois, je le disais à Jeff, de rival devenu complice depuis qu’il est tombé sous le charme de Little Feather… il veut maintenant faire un film avec elle… lui expliquant que ce qui m’intéressait dans un film réalisé dans une telle optique était qu’on pouvait y faire passer la qualité de la matière comme on ne pouvait pas le faire dans un film dont la matière était d’abord une histoire) et dans le passage entre l’invisible et le visible dont le rêve anticipait sur ma mémoire, le film que j’aurais aimé faire disparaissait à mesure que j’en parlais.

« La lumière n’est pas la même dans un film que l’on rêve et dans un film qui raconte une histoire, expliquais-je à mes compagnons de rêve. Par exemple, dans un film qui raconte une histoire, la lumière à 7 heures du soir n’est qu’anecdotique, n’est qu’accessoire. Tandis que dans un film rêvé, pas besoin de personnages… c’est d’abord d’elle qu’il s’agit, la lumière à 7 heures du soir, ce 22 mars 1987 sur la face ouest du mont Kwawey, c’est un moment de la matière, c’est de la poésie, c’est la réalité. »

Et Jeff qui, chaque fois que j’y revenais (tandis que nous nous éloignions de l’atelier au fond de l’impasse d’Enfer, avec sa palissade aux planches disjointes d’où on pouvait voir la mer, son chêne séculaire et son figuier, Franco descendu des branches flottant derrière moi au-dessus du pavé), hésitait à me suivre dans la direction qu’indiquait mon insistant commentaire (disant (il désignait alors l’ombre de Little Feather derrière lui) : « Si je disais ça, elle me tuerait !»), commençait à voir où je voulais en venir, Franco réapparaissant dans mon dos chaque fois que je revenais à la charge, comme s’il m’approuvait, m’invitait à insister encore plus, à aller jusqu’au bout de mon idée (ce qui ne manquait pas de m’étonner, car c’était de sa part une attitude opposée à celle qu’il avait toujours eue d’esquisser, chaque fois qu’en réponse à une question qui m’était adressée j’ajoutais une seconde phrase à la première, puis une troisième et ainsi de suite sans pouvoir m’arrêter, un geste pour dire : « C’est assez !», parce qu’à ses yeux une phrase valait toujours mieux que plusieurs et la première ne pouvait être que la meilleure (« ce qui fait », m’avait-il dit le jour où je l’avais rencontré à Marseille sur cette petite place rectangulaire au sommet du Panier que nous baptisâmes Aiou pour en faire le point de départ de notre nouveau cercle, « qu’une phrase n’est pas seulement une suite de mots, mais - coupée de deux silences, un avant et un après – un vers… »)) et c’est là, dans mon rêve, que je le perds : debout, non plus derrière moi, mais devant, sur le muret surmonté d’un réverbère, confondu à sa lumière de voie lactée à la jonction de la cour et de l’allée, où nous nous engagions maintenant, seuls et pas encore tout à fait réveillés, moi et Leperlier. 

Je m’en souvenais pourtant lorsque, repensant à ce que Jeff venait de dire à propos de Little Feather (« elle me tuerait »), je me découvris à demi conscient, quoique toujours rêvant, dans ce moment entre Scorpion et Sagittaire, entre eau et air… on sentait venir la coupure, elle s’annonçait par la collure qui débordait, gagnait la fin du plan, la teintait de blanc, la faisait pâlir comme une aube, un pétale, une moisissure, puis la coupe arrivait en un soubresaut, un arrachement, on ne passait pas subrepticement d’un plan à un autre plan, c’était un choc, comme, sur l’intervalle entre deux rails, un évidement (je parle du film que je voudrais faire autant que de ce qui m’arrive maintenant), l’anticipation renouvelée à chaque battement de cœur d’un accident, en même temps que, simplement, un pli, de part et d’autre duquel se déployaient les deux pages d’un livre étalant sur la fin d’un plan et le début d’un autre plan le temps d’un effacement, où tout disparaissait progressivement, comme l’aube efface la nuit, comme si c’était la nuit le visible, comme si c’étaient des histoires de la nuit que racontait le film plan après plan, comme si la couleur venait d’avant l’apparition de la lumière, comme si c’était ça, la matière du film, de ce film en tout cas que je rêvais de faire, avant que ne retentisse la sonnerie du réveil, dans le déploiement, à bout de bras, Franco debout ce jour-là face au bleu et tous nos amis avec lui en constellation dans son dos, de ses signes.

                                                                                                                                                                          Franco Beltrametti, kraft,1995.

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