à Michel Vernes (1941-2013) mon cousin et ami
pour le paysage
Une ville. Des porches. En haut, un cimetière.
Puis un autre porche et, accrochée à la lourde corde suspendue entre les deux piliers, à vous toucher la tête, un chiffon blanc.
A vous toucher, la pensée : « C’est le chemin des morts. »
tache blanche
nuage où le vide s’épanche
comme dans le visible
une ombre de la conscience
de rien à rien
par le monde et la voyance
et l’oubli l’irréelle substance
infuse à tout ce qui se déforme
et qui fond
Où aller mourir ? Je me suis souvent posé la question. Tant de morts à l’hôpital. Dans des draps ou chirurgicalement. Quitte à faire le grand saut, pourquoi pas du haut d’une falaise, dans la mer, ou du haut d’une montagne ? Se jeter, plutôt qu’attendre la fin dans une vaine résistance.
« Je saurai quand je mourrai », disait ma grand-mère.
Récemment sont morts à peu d’intervalle quatre hommes admirables qui ont pris leur décision stoïquement : Jacques Baratier, Eric Rohmer, Samuel Mercer, Stéphane Hessel... Même philosophie. Quand il n’y a plus rien à faire, on se débranche.
Pour ne pas dire « je m’envole ».
« Qui a dit c’est facile de voler ?... Pourquoi sommes-nous revenus ici, sur la terre de Tchernobyl ? Parce que personne ne nous chassera d’ici. De cette terre. Elle n’appartient plus à personne. Dieu l’a prise. Les gens l’ont laissée… L’impensable s’est produit : les gens se sont remis à vivre comme avant… Les choses ont repris leur cours : les labours, les semailles, les récoltes… Solitude de la liberté… Renoncer aux concombres de son potager était plus grave que Tchernobyl… Nous ne voulons rien de l’Etat. Nous ne demandons rien, à part qu’on nous laisse tranquilles... Nos responsables avaient plus peur de leurs supérieurs que de l’atome… Nous savons maintenant que nous pouvons prendre le thé autour d’une table, manger et rire sans nous apercevoir que la guerre a commencé. Que nous n’allons même pas nous rendre compte de notre propre disparition… Je me demande à quel moment le fil s’est cassé. En fait il s’est cassé dès le début. A cause de l’absence de liberté. Nous n’avions plus besoin de la vérité. Voilà le sommet de la pensée libre : « Peut-on manger des radis ou non ? »… On ne croit pas les autorités, on ne croit pas les médecins, mais on n’entreprend rien par soi-même. A la fois innocents et indifférents… Tchernobyl a contribué à donner une bouffée d’oxygène à notre système qui allait périr… J’ai peur de le reconnaître mais nous aimons Tchernobyl. Cela a redonné un sens à notre vie… Le sens de la souffrance. Comme la guerre. Le monde n’a appris l’existence des Biélorusses qu’à la suite de Tchernobyl. Cela a constitué notre fenêtre sur l’Europe. Nous sommes en même temps ses victimes et ses prêtres. C’est horrible à reconnaitre... Qui suis-je ? Ma mère est ukrainienne, mon père russe, je suis née en Kirghizie, où j’ai grandi, j’ai épousé un Tatar. Et mes enfants ? Quelle est notre nationalité ? Nous sommes tous mélangés… Sur nos papiers d’identité il est indiqué que nous ne sommes pas des Russes, mais des Soviétiques ! Seulement, le pays qui m’a vu naître n’existe plus. Nous sommes maintenant comme des chauve-souris… »
Svetlana Alexievitch, La Supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse.
Je pense à un pays. Un endroit où j’aurais aimé vivre dans une autre vie. Une forêt encore vierge, comme j’ai eu la chance d’en découvrir une à l’âge où mon père a cessé de vivre.
Au pied d’un pommier. Dans un champ. En vue d’un petit bois où se tenaient les Allemands.
Où aller mourir ? Je le vois comme revivre, dans un clignotement.
Longtemps j’ai été dans l’illusion qu’un jour
je retournerais vivre dans la Nature
et que ce serait mon dernier voyage.
A présent je le vois comme
dans l’hiver algonkin
cet Indien de Betsiamites
parti en raquettes sur un coup de tête
qu’on a retrouvé quelques kilomètres plus loin
mort dans la neige.
Aucun pays n’est la mien.
Il y aura toujours, avec la beauté,
une distance, et dans le désir, un regret.
Ainsi le fleuve qui glisse sur la pente
avec calme et violence comme
une possibilité d’être arrêté
me mène en France
où il n’est pas.
Ni Corse ni Provence,
ce désir, ne me le rendent,
qu’un instant cesse l’errance
jusqu’à un pays d’où je serais.
Les dieux s’en sont allés,
d’où je viens, le cœur avec,
et l’Histoire, l’immédiate peur à part,
n’a pas changé : farce
des démons
à visage humain
dans la Nature diminuée.
Ainsi pensais-je le 15 septembre
à Kuramadera par les escaliers
divins où, à chaque palier,
une foule se prosternait -
m’absorbant moi-même à l’occasion
dans le silence d’une image dorée.