Chapitre 1. En pirogue.
Le bruit de l’eau fendue par la coque de la pirogue où il revient à lui, avec, devant ou derrière, à des longs intervalles, dans le silence, la tranquillité immense, un clapotis, comme un poisson qui ferait surface, pour replonger aussitôt dans les profondeurs de la rivière, c’est tout ce qu’il y a d’abord - et lui comprenant c’est ce bruit qui m’a ramené à la surface dans la coïncidence entre une déglutition et une impression d’engloutissement, comme si c’était sa propre conscience qu’une louche avait cueillie dans la rivière : le bruit solitaire de la pagaie qu’un homme à l’avant plonge de temps en temps dans le courant - et la pirogue ayant avancé dans le bruit passé donnant l’impression qu’il l’entend derrière.
Sur l’eau donc pense-t-il. Et aussitôt qu’est-ce que je faisais dans cette pirogue? comme s’il n’était pas en train de le vivre, mais, dans un dédoublement, de le revivre, comme si la parole était le seul présent qui comptait. Même au passé. Et même sans corps.
Sans avoir conscience encore, du moins, de son corps - comme s’il n’était pas certain de le retrouver. Prenant conscience, prudemment, comme un animal, d’un homme à l’avant, de dos, à la peau brune, aux cheveux noirs, la main gauche refermée sur un manche de pagaie en bois clair. Mais aussitôt (sans qu’il sache d’où vient le changement : il voit mais n’a pas les yeux ouverts) c’est un oiseau, un petit perroquet vert attaché par un fil à la planche où l’homme à l’avant est devenu invisible, ne laissant de son apparition fugitive que le souvenir d’un collier de perles bleues et blanches, avec, suspendue à son extrémité, une dent de jaguar piquetée d’étoiles noires.
Et une tortue. A l’endroit où lui-même se trouve - devrait se trouver plutôt. Sur une lata – une boîte à biscuits en aluminium. Attachée elle aussi, mais par une corde.
Il vit sa jambe, le tissu beige comme dans l’armée américaine, la santiague piquetée de motifs floraux rehaussée de perles navajos, évoquant un homme qui s’en va les pieds devant dans un western, qu’on tire par les talons d’un saloon, ou d’un taureau quand à la fin les chevaux le traînent, disparaissant dans la poussière de l’arène. Rien que la jambe avec le bas du pantalon et la santiague traînant dans l’eau. Le reste du corps caché par un journal.
On pouvait croire ça. On aurait peut-être pu le faire croire à un type de la Guardia ou aux employés de la Malariología, si on en avait croisés sur ces rives éloignées par hasard. Mais c’était peu probable. D’ailleurs ils auraient été les derniers à se soucier de savoir ce qu’il pouvait y avoir sous ce journal. La jambe leur aurait suffi. Ils auraient fumé avec l’homme à l’avant et quand ils auraient fini leur cigarette, sans rien dire et sans rien demander, ils auraient jeté leur mégot dans la rivière et seraient repartis.
Ils avaient fini par l’avoir.
Il revit le moment où ils s’étaient croisés pour la dernière fois sur l’Orénoque. C’était le soir, lui avec Copei dans une pirogue, Jeff dans une autre avec ses bagages parmi des Indiens qu’il ne connaissait pas. Des Unxkhans, avait-il pensé. Il n’avait pas pensé «ils sont venus le prendre», il avait pensé des Unxkhans, simplement, sans s’arrêter au fait que les Unxkhans avaient disparu depuis des siècles. Tout ce qu’il remarqua fut l’expression de Jeff. Pas comme s’il avait fui. Une peur en même temps qu’un reproche. Comme si je le leur avais livré, pensa-t-il.
Il essaya d’imaginer Jeff se glissant la nuit hors de sa moustiquaire, rassemblant sans bruit ses affaires et allant les jeter en tas dans une pirogue, dénouant l’amarre et se laissant dériver en silence jusqu’au milieu du fleuve; puis, lorsqu’il aurait vu le village endormi se confondre aux masses sombres des rives, passé le premier tournant, mettant le moteur en marche et fuyant de toute la force de son espoir que la pirogue aille plus vite que son bruit.
Sauf que c’était impossible. Il ne pouvait pas l’avoir fait de cette manière. Il ne pouvait pas avoir rassemblé toutes ses affaires, sa beaulieu, son nagra, ses carters, son fusil, sans que personne s’en aperçoive, sans qu’un chien aboie, sans qu’un oiseau crie. Il ne pouvait pas avoir transporté ses caisses depuis la case jusqu’à la rive sans qu’au moins une personne s’éveille. Et non pas lui demande: «Qu’est-ce que tu fais, Jeff?» ou même simplement : «Tu pars?» Mais l’aide.
C’était clair. La question n’était pas qu’il n’avait pas pu le faire seul. Et elle n’était pas non plus de savoir qui l’avait aidé, du coup. Parce que si quelqu’un l’avait aidé c’est que tous étaient de mèche, et si tous étaient de mèche, ça voulait dire que tous avaient veillé à ce que Jeff parte sans qu’une seule personne le sache : lui. Quitte à essayer de lui faire croire ensuite qu’ils étaient aussi surpris que lui, avec cette manière qu’ils avaient quand ils vous menaient en bateau de bien vous le faire sentir, comme pour vous dire:
«Et maintenant? Qu’est-ce que tu vas faire ? Montre-nous comme tu es malin, Jika. Montre-nous comment, cette fois, tu vas réussir à t’en tirer.»
C’était plus fort qu’eux - ça venait de lui peut-être ? Ils finissaient toujours par essayer de le coincer. D’abord le pousser à bout, puis le mettre en état de fuite, histoire de le prendre en chasse et de refermer sur lui la nasse, l’étau, le piège, le filet. Par plaisir, atavisme, instinct de chasseurs, besoin d’en arriver à la scène rêvée ? Les imbroglios duraient ce qu’ils duraient, venait toujours le moment où tout basculait. Vite alors, feindre, trafiquer les dates, le trajet… saisir le moment propice... Jusque-là il avait réussi. Mais ce n’était qu’un sursis. Il le savait. Et qu’à chaque fois ça se jouerait plus serré.
Le plus bizarre, c’est qu’il y avait pris goût. Prendre les Kwohu de vitesse, déjouer leurs pièges, leur échapper : quelle ivresse, quelle délivrance de tout ! Si bien que, chaque fois, il revenait. Peut-être même qu’il les défiait, leur disait : «Et maintenant, essayez de m’attraper!» Comme à la roulette russe ; vous finissez par vous croire plus fort que le hasard. C’est ce qui lui était arrivé. Eux, ils appelaient cela « märipä », puissance d’esprit, mais ce n’était pas de drogue qu’il s’agissait. Pas seulement. Quand vous en êtes arrivé au point de vous prendre pour un esprit d’une espèce non identifiée, vous avez besoin de retrouver ceux avec qui ça vous est arrivé, même si chaque fois vous frôlez de plus près ce qui vous effraie par-dessus tout.
Ce sourire avec lequel Sans-Fils l’avait accueilli à son retour sur la haute rive ! Ces maladroites poignées de main, ces embrassades heurtées... Et derrières ces démonstrations d’amitié, cette humiliation qu’il avait enfin réussi à sentir, à identifier, ce ressentiment, cette longue histoire qui réaffleurait… et derrière encore, cette insaisissable complicité. «Ah tu veux savoir ? Tu n’en pas eu encore assez?» Et de nouveau ils avaient multiplié les difficultés… Comme s’ils ne pouvaient pas, comme s’il manquait encore on ne savait quoi, comme s’il y avait trop de danger... Histoire de lui mettre les nerfs à vif et qu’il aborde le rite du mauvais pied. Parce qu’il était revenu pour ça. Mais peut-être n’en voudrait-il plus lorsqu’il serait trop tard pour reculer...
Un jour c’était l’essence, une autre fois les munitions. Ou l’argent. Il manquait toujours quelque chose. Ce n’était jamais exotique. Ils ne disaient pas : «Chien d’Eau a fait un mauvais rêve» ou «Yacinto a croisé un serpent». Ils n’évoquaient jamais rien de tel. C’était toujours trivial, liés aux choses dont ils estimaient qu’il devait être le dispensateur : boîtes de conserves, piles, cigarettes, munitions, argent… Sauf qu’ils parlaient moins d’argent maintenant. Mais il y avait un nouveau thème: le « respect ». C’était une trouvaille d’Antonio, le nouveau chef du village. La pénurie, la mauvaise volonté, la méfiance, la rancœur, les marchandages s’exprimaient maintenant par la bouche d’Antonio déclarant, comme s’il en consultait tous les matins le baromètre, qu’il manquait encore quelques degrés dans l’échelle du respect pour qu’on puisse s’y mettre…
Donc c’était comme ça qu’il fallait le voir : non pas Jeff se glissant la nuit hors de sa moustiquaire et rassemblant sans bruit ses affaires, mais Jeff secoué à l’aube dans son hamac par Copei après qu’avec ses frères, ses cousins et ses beaux-frères ils les aient pêle-mêle fourrées dans des caisses et les aient portées dans la pirogue où ils l’avaient conduit à moitié endormi, demandant, non pas eux mais lui : «Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce vous faites?» Ou plutôt, avec ce goût qu’avait Jeff de tout prendre sur le mode d’un certain romanesque, parce que les choses prennent une autre allure lorsqu’elles sont dites, surtout si elles sont traduites, et que ça faisait un drôle d’effet en français : «Qu’est-ce que vous croyez que vous êtes en train de faire?» tandis qu’ils le poussaient dans la pirogue, et continuant à se le demander jusqu’à ce qu’il réalise, debout au milieu du fleuve où il dérivait avec son fourbi, qu’il était parti.
Ils n’avaient rien eu besoin de lui dire. Ou peut-être lui avaient-ils dit, en le mettant dans la pirogue, que l’endroit était devenu dangereux pour lui. Comme ça, dans le noir, dans le vague, dans la précipitation des gestes accomplis. Qu’il l’entende comme il voudrait. Du moment qu’il partait au petit jour. Ils avaient commencé par là. Ils avaient commencé par mettre entre Jeff et lui cette distance d’une expulsion maquillée en fuite et devenue peut-être effectivement pour Jeff une fuite à partir du moment où il s’était senti pris en chasse. C’était tout à fait dans leur manière. Et ça expliquait ce qu’il avait lu sur son visage au milieu de l’Orénoque. Pas la honte de s’être enfui : le reproche, à fleur de peau, muet, naïf, noué sur la peur.
Et je n’ai rien dit.
C’est là que ça avait commencé… Il y avait dans l’air une note brune, la déchirure du cri du corbeau avec le goût âcre du yopo, le ciel assombri, au loin les montagnes noires, et l’eau bouillonnante autour de lui. Il s’était tourné vers Copei, il avait vu son regard fixé sur l’eau furieuse et trouble et quand la barque de Jeff était repartie avec sa cargaison d’Indiens et de pellicules en direction de la Colombie, Copei n’avait pas remis le moteur en marche tout de suite. Il était resté un moment silencieux puis il avait dit avec un sourire de stupéfaction et de dégoût :
"Alors comme ça tu laisses mourir ton frère ?"