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Billet de blog 22 juin 2013

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J. K. SPRITE CHEZ LES INDIENS QU'ON DIT MANGEURS DE MEMOIRE, roman

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dernier chapitre. Il était maintenant complètement réveillé. Il avait conscience de l’endroit où il se trouvait et de la façon dont il s’y trouvait : non pas mort, puisqu’il était conscient, mais allongé dans un hamac dont une de ses jambes dépassait, dans une posture si semblable à celle de Jeff qu’il lui semblait que Jeff n’avait pas seulement été un relai dans la conscience qu’il avait repris de lui-même, mais comme s’il s’était vraiment pris un instant pour Jeff dans l’état de semi-conscience où, revenant peu à peu à lui, il avait été réveillé par un clapotis. Comme si Jeff lui était entré dedans.

A force de vivre avec lui tous ces mois en forêt, de s’habituer à lui, de le supporter, de l’apprécier aussi, avec sa façon de se moquer de tout, comme s’il avait naturellement l’attitude juste et que rien ne pouvait l’empêcher de faire ce qu’il voulait ; avec sa façon surtout d’avoir l’air de jouer dans un film, comme si la vie n’était qu’un prétexte ou une esquisse, même pas une esquisse, un brouillon, et finalement une copie plus ou moins réussie, parce que la réalité vraie, celle où tout se jouait, la seule réalité qui valait d’être jouée était le cinéma que se faisait Jeff, et qu’il se faisait non seulement par sa façon d’être, débarquant en septembre 1968 en Amazonie gonflé de toute une génération qui croyait avoir changé le cours de l’histoire, comme si lui, Jeff, en était l’incarnation et le symbole, mais qu’il se faisait effectivement, ce cinéma, avec sa caméra dernier cri, en partie bidouillée par lui, dont il disait qu’elle lui avait été donnée en rêve par Pasolini surgissant nu sous son imperméable de la Moskova où il était retourné pour un voyage-éclair en une nuit, et qu’il lui avait confiée, entourée de chiffons dégoulinants comme une cassette tirée du trésor d’un galion englouti, un vieux jouet moisi récupéré dans une cave ou un grenier, ou un petit sous-marin datant de la dernière guerre en plastique gris, avant de disparaître en rétrocédant dans la Moskova à petits pas de kabuki « pour filmer quelque chose qui devait se passer le long un canal », lui avait-il dit.

Et, donc, avec son verbe. Aussi. Parce que, somme toute, qu'est-ce que Jeff faisait d'autre que raconter des histoires? Filmer ne l’intéressait pas plus que ça. Le réel; fut-il exotique. Ce n’était pas un cinéaste ethnographique. Qu’était-il venu chercher en Amazonie ? « Le Xatèp-ce », lui avait-il dit. D'entrée de jeu. Dans cette rue, à P.O. Box-ville, où ils s'étaient croisés dans un ralenti où, de loin, il avait pris ses moustaches pour des sourcils, ce qui lui faisait un front extraordinairement boursouflé qui, l'instant d'après, semblait se changer en tête réduite. Le Xatèp-ce. Comme si Jika savait ce que c’était, comme s’il ne connaissait que ça. Comme s’il en était, même, le spécialiste, et c’était la raison sans doute pour laquelle Jeff avait imaginé toute cette mise en scène pour arriver jusqu’à lui... tout un relais de prétendus amis...

D’abord il avait cru qu’il voulait prendre du yahé, que c’était un de ces types qui avaient tout essayé, l’héroïne, le shit, la cocaïne, le LSD et qui étaient prêts à aller au bout du monde pour se payer un nouveau trip, mais non. Ce n’était pas ça. Jeff ne s'intéressait qu'au cinéma. Sauf que le cinéma de Jeff n’était rien d’autre que celui qu’il se faisait à lui-même et vous faisait  en vous embringuant dans son trip, pensait Jika, comme si son passage de Paris en Amazonie ne lui avait pris que le temps de changer de bobine, mais c’était toujours le même film : Jeff ici, Jeff là, Jeff encore là. Et quand il le lui avait dit :

« Fausse route, avait fait Jeff.

- Mais sans pellicule, comment fais-tu pour filmer ?

- C'est un nouveau truc, lui avait-il répondu. Attends que j’aie trouvé le Xatep-ce, tu verras ! »

C’est là que ça s’était produit. Quand l’instant où Jeff lui avait dit « tu verras !» - qu'il avait oublié - lui était revenu. Comme dans le mythe de Wahari quand son ancêtre Ohuada'é lui dit : « Bois : tu verras ! » Et Wahari s'était changé en éléphant-tortue. Aussi étrange que cela paraisse: une espèce de possession soudaine, incontrôlable, par Jeff disparu s’emparant de sa conscience comme dans une transe, au moment où, prenant une louche pour une pagaie, il avait commencé à revenir à lui.

Le fait est qu’il n’était pas revenu à lui tout de suite. Il était d’abord revenu à Jeff ! Comme si Jeff était devenu lui avant lui. Comme s’il était devenu sa conscience avant sa conscience.

Donc il revenait… Et il savait d’où… Et il n’y était plus puisqu’il était chez Sans-Fils… Il avait perdu conscience trop vite (yopo + datura, il y en a qui ne s’en remettent pas) pour savoir si la chose dont la terreur avait provoqué son évanouissement s’était effectivement produite. Il revenait...

Dans quel état ? C’est ce qu’il allait finir par découvrir… Mieux valait ne pas y penser. Ne pas penser à ce qu’il ne faut pas penser, d’où qu’il revienne et dans quelque état que ce soit, les « maîtres des chants », les « souffleurs » (eux-mêmes diraient trente-cinq ans plus tard « les chamans » ; il y aurait eu entretemps le passage de deux générations d’ethnologues et une « révolution ») lui avaient au moins appris cela.    

Il sentit sa hanche, son corps de femme doux et brusque, et se sentit dans le hamac comme un tas de viande qu’on va débiter. En même temps il entendait: «Tu vas être mangé.» La voix venait dans le sillage de la femme qui l’avait bousculé, comme un parfum sonore… voix de feuille vernissée, vrillée en son centre, voix de plante, belle, sauvage, implacable - pourquoi la beauté serait-elle amicale ? En passant elle l’avait bousculé –intentionnellement, pour le réveiller, l’avertir, lui dire que quelque chose qui le concernait allait se passer. Puis elle était sortie et maintenant il était seul avec sa jambe qui dépassait du hamac dans cette case chez Sans-Fils - et ce n’était pas possible : c’était. Il y avait la botte de Jeff au bout de sa jambe avec le bruit du feu sous la marmite, l’odeur pimentée de viande cuite, le clapotis, et c’est maintenant, ça va se produire, elle va se lever, se lover dans l’image du désir qu’elle m’a inspiré depuis que je l’ai vue de face, accroupie, jambes écartées, avec ses genoux nus fixant mon front et ses incisives limées en accent circonflexe, sa robe fichée d’un geste de bucheron devant son sexe, retourner la viande d’un coup de louche, se redresser, attraper une hache dans les palmes derrière elle, se diriger vers l’entrée, se pencher sous la poutre et au passage me toucher, me dire, d’un frôlement de sa hanche à la douceur devinée sous le contact brusque, à la voix de feuille vernissée implacable et belle : 

« Ça va être ton tour…»

Il était maintenant complètement réveillé mais il gardait les yeux soigneusement fermés. Il écoutait. Il entendait les hommes nettoyer leurs couteaux à la rivière, il entendait les femmes rire sous les arbres et la voix venait de derrière, mais elle ne disait pas «tu vas être mangé», elle dit à une fillette qui n’arrête pas de pleurnicher «tu vas manger» et l’emmène à la rivière, et il y est aussi, sans face visible, l’homme qui pagayait à la proue de la pirogue a pris son visage, personne ne peut le voir, le haut du corps couvert d’un journal, et l’entendre encore moins se parler à lui-même, se raconter au passé sa propre histoire, dans un futur improbable, pour encore s’y faire croire, en mettant entre sa parole projetée vers l’avenir et ce qu’il est en train de vivre une distance anticipée sur la mémoire : « Qu’est-ce que je faisais dans cette pirogue? Impossible de me rappeler… Un homme pagayait devant moi. Parfois j'avais l'impression que c'était moi. Ils m'appelaient Sans Face… Je ne savais pas si nous allions en amont ou en aval… Si c'était la fin ou si ça ne faisait que commencer… le grand voyage… au point où je l'avais laissé. J'entendais le bruit de l'eau sur la coque. Je sentais qu'on tournait. Ça me rassurait. Rien de pire que l'immobilité. D’ailleurs, ça n’existe pas » avec le sentiment, de phrase en phrase, chacune comme un verset, tandis que la fillette ne cesse de pleurnicher, cette mémoire, de se la forger, en mettant entre sa parole non pas silencieuse mais à peine articulée, marmonnée, et ce qu’il était en train, dans un  dédoublement invraisemblable, de vivre, une distance anticipée sur ce qu’il en retiendrait s’il survivait :

 « C'était comme un rêve que j'avais fait à une autre époque… J'étais retourné la nuit dans l'Orénoque. Je voulais revoir Mr Yahé. Je lui devais cette visite. La dernière fois je l'avais quitté un peu vite. Lui, ils l'appelaient Sans-Fils… J'avais pris au plus court, par la voie des chutes. Et aussitôt j'avais vu les choses de plus haut… Il y avait une base spatiale sur la rive droite, et sur la gauche une ville morte qui ressemblait à Venise… Pendant ce temps, Jeff Mollard m'attendait à l'Anaconda bar. Un drôle de cigare, ce Jeff Mollard. Du genre qu’on ne fume qu’à El Paso. Je me demande ce qu'il pouvait bien me vouloir… Il disait qu'on était dans la même pirogue… » 

Sachant qu’il pourrait continuer indéfiniment, de couplet en couplet, parce que chaque fois qu’il s’arrêterait Sans-Fils enchaînerait avec son hochet et les enfants reprendraient ses dernières syllabes et les répéteraient, comme ils faisaient habituellement avec les chants pour écarter les maladies. Parce que c’était ainsi qu’il apprenaient. Et même s’ils ne comprenaient pas le sens des syllabes qu’ils répéteraient, c’était une histoire qui en valait une autre, qui avait son efficacité comme une autre, sauf que celle-là il n’y avait que lui pour pouvoir la chanter en entier. Quand bien même il ne savait pas d’où elle venait ni quelle maladies elle pouvait bien guérir. Peut-être que Sans Fils, lui, le savait ? N’était-ce pas lui qui l’avait invité à prendre le yahé ? D’avance il l’accompagnait avec son hochet, l’appelant à se réveiller, à chanter, en même temps qu’il reconnaissait cette voix dédoublée en lui qui répétait en vue du moment qui ne pouvait manquer d’arriver (et, s’il manquait dans leur rituel à eux, il ne manquerait pas, lui, ce moment, de le faire arriver, non pas après le premier ni après le second ni après le troisième mais après le quatrième passage de la coupelle de yopo) où il ne se demanderait plus quel était le couplet suivant, quel animal  s’y cachait et où il le menait, s’il avait trouvé ou s’il trouverait le Xatèp-ce, mais où il partirait, seul, sans arme, sans carte, sans guide, à la rencontre du jaguar qui l’attendait au pied du mont Cristal.

« P.O. Box-Ville… son unique rue principale, ses deux hôtels borgnes, son absence de port... Je n'arrivais plus à retrouver le restaurant d’El Giocco. J'avais choisi... Non. J'étais tombé sur Pile. Comment aurais-je pu tirer face avec mon nom? Pile. La Ville. Morte. Que je porte. J'étais entré dedans.... Et je m'étais retrouvé dans une drôle de piscine. C'était le Carrefour des Rêves qu'on voyait circuler dehors dans des barques… Et c’est là que c'est bizarre, parce que ça s'arrête... et ça recommence. Je rêve que je vois Jeff Mollard et je deviens Jeff Mollard. Et je me demande ce que je fais à l'Anaconda Bar. Sauf que cette fois je ne peux pas me faire croire que ce n'est pas du cinéma. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre avec Jeff? Et donc je sais qu'en tant que je suis Celui-qui-n'a-pas-de-face j'ai rendez-vous avec certain marchand de têtes pour faire un film sur les Indiens qu'on dit mangeurs de mémoire… » 

Et quand Sans-Fils lui tendrait son hochet pour qu’il lui réponde - ça allait être son tour - il savait, les yeux toujours fermés, qu’il le ferait : il chanterait ce chant qui lui était venu en se réveillant, quand bien même il pouvait voir à travers ses paupières une face  jaune et noire au museau frais qui le humait, supputant le fond de son crâne comme si elle pouvait  entendre son sang et voir son âme, et dont la bouche aux fines babines disait doucement :

« J’ai beau écouter, je n’entends pas ce qu’il dit. »

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