4. De plus en plus, mais quoi exactement ?
Aucune loi humaine n’est éternelle ; celle qui est passée sur le mariage gay ne fait que consacrer ce que permet aujourd’hui la technologie.
Mot qui semble innocent. Que « permet » la technologie ?
Une liberté égale pour tous de consommer des produits fabriqués en série. Liberté théorique qui recouvre une très grande inégalité dans le pouvoir d’achat, et une inégalité confinant à l’absolu dans la possibilité de décider de sa propre économie.
Des bébés achetables sans passer par la sexualité : tel serait le nouveau produit en série « permis » par la technologie.
Mais permis parce que faisable, ou parce qu’on aura décidé que ce sera licite ? Et qui « on » ? Et licite au nom de quoi ? Au nom du fait que ce sera possible : la technologie sert à remplacer la liberté morale en rendant tout possible.
Ce nouveau produit en série, le bébé artificiel, licitement achetable au nom de la liberté de consommer, obéira au même régime que la nourriture obtenue par la majorité de la population urbanisée sans la produire mais en gagnant l’argent qui permet de l’acheter par une autre activité – un emploi pour un patron, sans qu’on ait à se soucier de savoir ce qu’il fabrique... des bombes, des pesticides… l’argent justifie n’importe quoi.
Les prophètes du progrès stipendiés par les financiers nous chantent : le sexe libéré de la procréation n’en sera que plus disponible pour le plaisir !
Ça n’a rien à voir. A moins que tout ce qu’ils veuillent dire, c’est l’intérêt qu’ils voient à cette « libération » pour un double marché :
1. Le marché du plaisir, déjà florissant, qui en sera boosté.
2. Le nouveau marché des bébés fabriqués.
Le fait est que la procréation artificielle, séparée de la sexualité, mettra sur le marché un nouveau type d’êtres humains.
Il n’y a rien de choquant à le dire ; encore moins à le redire après Aldous Huxley qui l’a anticipé il y a plus de quatre-vingt ans dans Le meilleur des mondes. Le scandale, c’est de le faire et de le cacher sous un faux nom. La procréation médicale assistée, la gestation pour autrui, la sélection génétique, le clonage, la nanotechnologie appliquée à la biologie, les thérapies géniques, les organismes génétiquement modifiés, tout cela, ce n’est plus de la procréation : c’est de l'industrie.
L'industrie substituée à la procréation dans la reproduction des êtres humains est un phénomène qui ressortit à une économie de marché et à elle exclusivement.
Marchandiser l’être humain est un crime. Manipuler des gènes est un crime. Seule l’application d’une pareille manipulation à des « personnes » entre aux yeux de la loi française dans le cadre des « crimes contre l'espèce humaine ».
En réalité, ces pratiques ne sont criminalisées formellement que pour donner l’apparence de sauver une certaine morale. Les obligations de dépistage prénatal et l'encouragement à l'avortement lorsque l'enfant à naître présente des malformations de la trisomie 21 ressortissent clairement à un eugénisme par élimination.
L’UNESCO a déclaré le 11 novembre 1997 que le génome humain faisait partie du patrimoine de l'humanité. En tant que tel il ne saurait donc être la propriété de quiconque. Mais un procédé diagnostique ou thérapeutique utilisant un ou des gènes humains peut être breveté. Et la Chine a lancé au début de cette année 2013 un vaste programme de séquençage de l'ADN de ses « surdoués ». Ce programme sera réalisé par le Beijing Genomics Institute (BGI), qui est le plus important centre de séquençage de l'ADN du monde. Singapour, de son côté, avait mis en œuvre dès les années 1980 une politique incitative visant à favoriser les naissances dans les milieux aisés et à les limiter dans les milieux modestes.
On assiste ainsi à une extension des pratiques de l’eugénisme [i] créé et popularisé en Angleterre par Francis Galton, qui écrivait en 1869 : « Il est tout à fait possible de produire une race humaine surdouée par des mariages judicieux pendant plusieurs générations consécutives. » [ii]
Le système des Etats étant un système de classes, on peut s’attendre à ce qu’un des premiers effets de la marchandisation des êtres humains ne soit pas « une amélioration de la race humaine », mais l’ouverture d’un nouveau champ de discriminations. Les enfants sans parents ni grands-parents ni aïeux ont de tristes jours devant eux, en attendant la procréation artificielle généralisée.
On n’en saurait prévoir à coup sûr d’aussi tristes pour ceux qui, bénéficiant du meilleur de la technoscience, tireront les ficelles de ce jeu de dupes. Leur avenir pourrait être aussi brillant, que sombre celui de leurs futures victimes.
On peut mieux apercevoir dans cette perspective à quoi tend la technologie : suppléer, non pas tant au travail humain conçu comme une servitude, qu’à l’exigence de moralité des législateurs qui animait encore les jeunes républiques. Cette moralité avait beau tenir dans les Etats antiques par des sophismes, elle n’en était pas moins toujours rapportée à la nature. Les vieux Etats d’aujourd’hui n’en ont cure, n’étant plus que les employés d’une instance qui est pour eux volonté divine : celle de l’internationale des financiers qui n’aspirent qu’à gonfler indéfiniment leur puissance gagnée sur la consommation de masse produite par leur technologie.
Ce n’est pas que la technologie soit « en soi » responsable de cette dérive – comme si c’était elle qui avait fabriqué la finance. C’est que toute technique fait partie d’une économie ; et donc comme telle n’est jamais neutre. En système capitaliste, elle va dans le sens du profit.
Il est donc vain de dire que la technologie n’est ni mauvaise ni bonne en soi et que tout dépend de l’usage qu’on en fait ; comme il est vain de dire que l’humanité est menée par la technologie comme par un destin aveugle. Ces deux pensées molles se rejoignent dans la même complicité inconsciente qui valorise dans la liberté une généralisation de l’irresponsabilité.
Technologie, mot qui semble innocent, ai-je dit il y a un instant. Technique l’est. Pas technologie. La technique (du grec tekhnè, « art »), c’est simplement un art de faire. La technologie, c’est l’idéologie de la technique. Dans le passage de l’une à l’autre, il y a l’industrie, qui tue l’art, et développe à la place les techniques illusionnantes. La technologie, c’est l’idéologie qui masque l’action des manipulateurs de la technique.
Toute technique s’inscrivant dans une société qui favorise les progrès qui la servent, dans une société stratifiée la technologie progresse à l’avantage des possédants. Dans une société égalitaire, les innovations sont expérimentées avant d’être mises en pratique, et l’on prend le temps d’envisager chacune dans toutes ses conséquences, « sur sept générations », disent les Hau de no sau nee. [iii]
Envahissante par ses productions programmées en vue de leur obsolescence à bref délai, augmentant la masse des déchets dévastateurs de la planète et créatrices de comportements humains hallucinants, la puissance occulte des maîtres de la technologie atteint aujourd’hui le point-limite où elle peut accomplir pour l’humanité toute entière la suprême menace : la faire disparaître en tant qu’espèce naturelle pour la remplacer par une sous-espèce génétiquement fixée à leur convenance.
*
Discours de classe réquisitionnant la science pour se donner la hauteur d’un discours universel, l’eugénisme n’échappe pas à l’aventure des contradictions de l’idéologie bourgeoise.
Sa philosophie de base est un darwinisme social. « Les protections sociales vont à l’encontre de la sélection naturelle, estimait la bourgeoisie au XIXe siècle. Il faut donc prendre à la place de la nature les mesures sélectives indispensables à l’évolution de l’espèce humaine. »
En réalité, quand ils parlaient de l’espèce humaine, c’est une humanité à deux vitesses qu’avaient en vue les eugénistes du temps de la révolution industrielle. Il y avait l’humanité d’en bas, la populaire, l’ouvrière et toutes les « races inférieures », dont il fallait limiter la prolifération et l’immigration. Et il y avait l’humanité supérieure, celle d’en haut, détentrice du pouvoir, la bourgeoisie, la nouvelle noblesse, dont il fallait préserver l’intégrité et les privilèges contre tout mélange et toute contamination, - nouvelle noblesse à qui la nouvelle science faisait valoir, même, des possibilités d’ « amélioration ».
D’où, d’un côté, les recherches d’ordre génétique (après les découvertes de Mendel) soi-disant pour amener l’espèce humaine à sa perfection ; et de l’autre l’application de l’idéologie présidant à ces recherches à l’encontre des classes populaires, pour stériliser leurs femmes et éliminer les déviants, les fous, les criminels, les homosexuels.
Contradiction qui n’en était pas une pour les bourgeois aux yeux de qui ces deux versants étaient complémentaires, comme l’idéologie de l’amélioration de leur race l’était du mépris dans lequel ils tenaient leurs propres femmes.
Contradiction disparue aujourd’hui aux yeux de tous avec la prolifération d’une classe moyenne, la popularisation de l’eugénisme médical, les progrès de l’égalité entre homme et femme et l’ouverture du droit au mariage aux homosexuels…
[i] Du grec eu (« bien ») et gennaô (« engendrer ») : littéralement, « bien naître ».
[ii] Francis Galton, Hereditary genius. An inquiry into its law and consequences, Mac Millan and Co, Londres, 1869
[iii] Hau de no sau nee, A Basic Call to Consciousness. Address to the Western World, 1977. Gayanashagowa, The Constitution of the Iroquois nations, 1720.