via Jika Sprite
une main dans le ciel
musique d’étoiles
Avez-vous déjà été au pied d’un tepuy ? Une paroi vertigineuse, bardée de lianes aux pouvoirs redoutables, genre « bois, tu verras…»
J’avais trouvé le lieu, lui la formule.
Nous étions devant le mur des incantations.
Parfois, de l’autre côté de la paroi - ou d’en haut - ça répondait. Parfois non.
Chant d’oiseau, roucoulement, sifflement, barrissement, tous les sons qui venaient de l’intérieur de la montagne, Jeff les traduisait en mots.
De leur côté, les esprits qui nous entouraient entendaient-ils des notes dans les mots par lesquels Jeff leur répondait ?
Un tepuy, de loin, c’est comme un arbre. Un arbre de pierre. Qui dépasse de la forêt. Enorme. Mais coupé. Un tronc sans branches ni feuillages, rien que le chicot qui dépasse du toit de la forêt. Comme une cheminée, une poussée de pierre qui serait venue des entrailles de la terre et que des géants auraient sectionnée.
Ou des dieux.
Parfois, quand il y a des nuages au-dessus du tepuy, on peut croire qu’ils cachent ses feuillages. L’impression de gigantisme alors est saisissante. On dirait que tout le ciel est le feuillage caché de l’arbre de pierre.
Quand vous avez parcouru tout le chemin qui mène au pied d’un tepuy, ce n’est pas un arbre que vous avez devant vous, c’est un mur, et vous ne pouvez plus avancer.
L’homme occidental ici n’hésiterait pas une seconde. Il ferait venir des machines et il trouerait.
Jeff et moi nous sommes mis à chantonner.
Après notre séparation mélodramatique sur l’Orénoque, je l’avais revu plusieurs fois en rêve. Comme il changeait d’aspect à chaque rêve, j’ai mis du temps à le reconnaître. Mais peu à peu je me suis habitué à ses métamorphoses.
Dans le rêve où il m’apparut cette nuit-là, il avait pris l’allure d’un cerf.
Si vous connaissiez un peu les histoires des Piaroa cela signifierait pour vous plein de choses.
Un jour si vous en avez le temps je vous raconterai ce rêve. Mais avant il faut que je vous dise. On dit que les tepuy sont remplis de diamants.
C’est une histoire passée maintenant, les pillards ont fait leur œuvre, tout le mal qui pouvait être fait a été fait, mais il y a toujours des petits malins pour exploiter le filon de la crédulité ambiante. Et donc ça recommence.
Quoi qu’il en soit, moi, j’étais là, au pied du mur, au bout de mon périple, à pied d’œuvre, à demander à haute voix : « Esprit, es-tu là ? » ou quelque chose de cette sorte.
Comment entrer dans le mont Kwawey ? Telle était la question qu’alors (il y a plus de quarante ans de cela) nous étions seuls (à part les Piaroa) à nous poser Jeff et moi.
J’avais trouvé le lieu : c’était le mont Autana. C’est un archéologue vénézuélien d’origine espagnole, un vieil anarchiste qui était aussi un artiste, José-Maria Cruxent, qui me l’avait indiqué.
« Va là-bas, m’avait-il dit. C’est le plus bel endroit du monde. Les indiens qui y vivent, les Piaroa, sont très gentils. Ils l’appellent Kwawey, « l’arbre nourricier ». Il a la forme d’un arbre coupé. »
« Avant qu’il ne soit coupé, m’avait dit aussi Cruxent, ses feuillages montaient jusqu’au ciel… C'était au temps de la pierre tendre. Alors, la forêt n’existait pas. Il n’y avait que le Roc et le Ciel. Quand l’arbre a été coupé, les forêts qui jusqu’alors coulaient dans le ciel se sont répandues sur la terre…»
J’adore ce genre d’histoire. Je ne les comprends pas. Des histoires comme ça il y en a plein Mircea Eliade.
Il faut voir les endroits où ces histoires ont été inventées pour les comprendre. Ou même pas les comprendre. Mais pour que quelque chose commence à se passer, cheminer en soi.
Ça prend du temps. Beaucoup de temps (à l’échelle d’une vie humaine s’entend).
Mais d’abord, quand on est devant : l’évidence, la flagrance ressentie presque comme un scandale. Qu’une pareille chose existe. Il y a sur la terre des paysages tellement inouïs.
Comment entrer dans un tel paysage ? Intimement ?
Comment Jeff avait-il trouvé la formule ?
Il écoutait. Du coin de l’œil
Quel chemin avant de comprendre que la réponse, moi, je l’avais dans ma bouche !
Chacun sa voie.
Depuis, tant d’ex-princes russes, de transfuges austro-hongrois, tant de nouveaux riches chinois ont violé le chas de l’aiguille, le trésor de la naturelle église, la chatte où nos esprits s’agoutisent, les diamants du mont Autana !
Un peu au hasard j’avais dit : « Une main dans le ciel, musique d’étoiles… » Un peu au hasard, je veux dire dans cet état second où l’intuition seule vous guide. J’avais posé une main sur la paroi et je la pressais comme on pousse une porte, pensant à l’image d’une main semblable imprimée en langue d’ocre sur une paroi de je ne savais plus quelle grotte de l’autre Orénoque (je veux dire la Dordogne, où j'ai vécu quelquefois) et je ne sais comment la pierre sous ma paume s’est ouverte en ciel dans mon esprit, chaque phalange de chacun de mes doigts imprimant une syllabe correspondant à un nœud sur une cordelette et à une étoile dans le ciel… Et je ne voyais rien de tout cela de façon distincte, mais tout ensemble, ma main, l’autre main, les cordelettes, le ciel, le seuil sans porte, chacune de mes phalanges une note, comme un chant bouche à bouche avec la roche – sans me douter que, dans le même temps, Jeff peignait ma vision dans son esprit.
- Est-ce l’aurore ? demanda-t-il.
- Il manque une heure pour observer le beau, le vif éclat du soleil au doux cœur, répondit une voix dans la grotte.
Je dis grotte, car dès cet instant, il fut évident que la roche était creuse et qu’il y avait des gens dedans ; disant, l’un :
- Tu joues, biche, au lever à faire horreur !
Un autre :
- Ce corps, bel âne, est preux au lit tout nu !
Un autre :
- Cru ou cuit le mort neuf mène à l'église.
Un autre encore :
- Veuf d’amour, s’offrir une vraie reine !
Elle alors :
-Trop de vert, j’y meurs. Assez d’or, du rouge !
J’étais sur le point de saisir la formule quand, me devançant :
- L’écliptique AO ! Le Nord-Sud neuf ! s’écria Jeff.
- Rèk ! répondit la reine dans la grotte.
Jeff allait répondre – et j’aurais alors tout compris – quand il disparut. Rèk.
(Sauf que moi je pensais : "comme la cigale de Banana.")
Lecteur qui m’as suivi jusque ici, as-tu déjà vu un homme disparaître dans un tepuy ?
C’est ce qui se passa devant moi à cet instant avec Jeff.
A peine avait-il dit : « 9 !» Disparu.
Lui passé, moi pas !
Cependant j’avais compris qu’il y avait là-dedans du nombre. Mais j’eus beau tout essayer, même ceci :
Shizukasaya !
Iwani shimi iru
Semi no koe [i]
rien n’y fit.
P.-S.
« En désespoir de cause je me précipitai tête baissée contre la paroi », dit-on là-bas que j’ai raconté ensuite.
J’en fus quitte pour un évanouissement et, suspecte, une bosse au front.
L’endroit s’est marqué dit-on dans la roche et porte mon nom bien inscrit : "JK".
D'où je m’en retournai avec ma bosse - plus Jeff que Jeff…
Ratée, mon entrée dans le cercle des esprits du mont Autana…
On peut absorber toutes les hallucinogènes qu’on voudra, vient un moment où la seule question qui reste est :
Pénétrer ou pas ?
Un chasseur qui me vit sortir de la forêt me visa…
Se ravisa...
Avais-je chanté tout bas
Le millepertuis
perd-il ses pétales
au bruit de la cascade, parfois ?
[i] Silence… Le cri des cigales rentre dans le roc. Bashô.