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Billet de blog 14 novembre 2010

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Paradigme : le mot qui dérange nos politiques

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Face à un patient réticent, hostile à une proposition de soins, le médecin peut avoir recours à la technique dite du « faux-choix » : avec bienveillance il exposera au patient une série limitée de mesures susceptibles solutionner son « problème » à terme. Toutes ces mesures ne sont pas équivalentes en terme d’efficience, mais qu’importe : l’objectif n’est pas tant le résultat du « choix » final du patient, que de parvenir à le persuader qu’il a bel et bien un problème et l’amener ainsi à s’investir dans la nécessité de sa résolution. Dès lors, la réflexion du patient, son questionnement, ses réticences, sont autant de signes d’assentiment à l’existence même de sa problématique en cause, laquelle n’est plus remise en question. L’enjeu pour le praticien à l’œuvre étant de garder la main pour parvenir à ses fins.

A l’instar de ce qui se passe en médecine on constate que la même démarche est appliquée en politique : face à une humanité légitimement en difficulté, confrontée à une crise mondiale sans précédent, sur laquelle beaucoup ont écrit avec plus ou moins de pertinence - il ne s’agit pas là d’en débattre - pour en analyser les causes et évaluer les effets, les dirigeants des puissances occidentales usent des mêmes méthodes de persuasion que celles employées par nos précieux thérapeutespour canaliser les esprits troublés des citoyens. La technique du « faux-choix », ils connaissent. Mais à l’inverse des médecins, qui ont le souci de sauver le patient, le soulager, le soigner, tout en répondant à l’obligation de moyens (et non de résultats) à laquelle ils se sont engagés sous serment, les politiques - du moins ceux qui ont le pouvoir et entendent le garder - œuvrent eux sans états d’âme : peu leur importe si les masses en pâtissent dès lors qu’ils tirent leur propre épingle du jeu.
Leur credo : « Le monde a changé ». C’est ce qu’ils affirment. Ils ont raison. Mais qui l’a changé ? Eux. Cupides et inconséquents, ils ont laissés le monde de la finance prendre la main, mandat après mandat. La nouvelle donne économique - mondialisation oblige – leur impose à présent de faire de nouveaux choix. Et les voilà employés, en réponse à tous nos maux, à nous servir – démocratiquement - quantité de réformes qualifiées de « courageuses », de « majeures », de « déterminantes » pour l’avenir. Des réformes qui semblent comme autant de rustines appliquées sur nos sociétés pour colmater les brèches d’une paix sociale qu’ils sentent menacée, tant ils craignent pour leurs carrières . Car s’il est un sujet sur lequel ils se montrent inquiets, c’est bien celui là : la paix sociale. Tout faire pour la préserver, quoiqu’il en coûte. Sans elle, pas de gouvernance possible, ni de pouvoir pérenne. On ne tond jamais si bien un mouton que lorsqu’il est immobile, c’est bien connu.

Face à ces choix, ces « faux-choix », tel le malade face à son médecin, que faisons-nous ? Nous contestons, nous négocions, nous manifestons… et finalement nous rentrons dans le rang. Ou pas…

Mais peu importe le résultat. Oui, peu importe qu’une réforme soit ou non entérinée. D’autres suivront. Ce qui prévaut pour nos politiques, c’est finalement que tout ce qui a fait notre préoccupation de citoyens, notre réflexion, nos questionnements, nos réticences, sont autant de signes d’un assentiment de notre part à l’existence même de la problématique de départ qu’ils s’emploient à nous faire apparaître comme une fatalité, une maladie, un fléau : la mondialisation. Incontournable et incontestée.

Et qu’importe si nous sommes dans la rue à manifester. Nos révolutions ne sont pas les leurs tant qu’elles ne menacent pas vraiment l’ordre établi. Il leur suffit de se satisfaire du résultat obtenu : en nous opposant au pouvoir qu’ils incarnent, nous leur reconnaissons de facto ce pouvoir. Et tandis que nous nous agitons, comme une houle contenue par des digues qu’ils savent à « usage unique », ils s’emploient à un tout autre projet, confidentiel celui-là : conduire le Léviathan sur lequel ils naviguent discrètement, vers une destination inconnue de la plupart : « le Nouvel ordre mondial » ainsi qu’ils le nomment en pérorant. Autrement dit un nouveau modèle de gouvernance, un nouveau paradigme, dont il est fort à parier qu’il ne sera pas à notre avantage et accroîtra les inégalités.

C’est donc bien qu’un changement de paradigme est envisageable dans l’absolu. Il n’a rien d’utopique. En tout cas, pour cette poignée de dirigeants soucieux de « garder la main » en se projetant « maîtres du monde », il ne l’est pas.

Dans ces conditions pourquoi ne pas envisager de prendre nous mêmes les choses en mains dès à présent ? Pourquoi ne pas imaginer, concevoir, ou du moins espérer un nouveau paradigme favorable à l’ensemble des humains et non plus seulement à quelques uns, plutôt que d’accepter de nous retrouver confrontés à des choix iniques, en lien avec le paradigme actuel ou celui à venir, concocté dans les antichambres du pouvoir capitaliste? Le monde est devenu complexe, nous dit-on, intransigeant, redoutable. On nous explique que l’économie libérale, le « marché », la finance mondialisée, dictent leurs lois à présent, obligeant fatalement à une adaptation des Etats pour surmonter les crises et rester compétitifs. En clair, il va falloir se serrer la ceinture pour survivre.Aux grands maux les grands moyens ! Nous voilà prévenus.

De fait, mesures d’austérité et restrictions budgétaires drastiques vont bon train. Ce n’est qu’un début. Mais loin d’être équitables, ces mesures frappent les plus démunissans entamer la richesse des plus nantis. Comble de cynisme, elles sont présentées par les gouvernants en place non comme une réponse politique mais technique (!) aux impératifs financiers. C’est dire la fourberie et l’hypocrisie de ces dirigeants et des médias à leur botte : nul n’ignore aujourd’hui que l’énorme déficit des budgets publics résulte du sauvetage dans l’urgence du secteur bancaire privé et d’un défect du politique en amont. Un politique qui a laissé des banquiers corrompus engranger pendant des années des bonus faramineux sur le dos des petits épargnants. La crise des subprimes n’est autre que le résultat de leurs exactions. Parvenues au bord de la faillite après avoir « cassé leur jouet », les banques siphonnent aujourd’hui - en toute légalité - l’argent public, par le biais d’interventions stratégiques mûrement pesées par les pouvoirs en place et les institutions financières, soucieuses de proroger le système capitaliste actuel. Renflouées à coup de dizaines de milliards, voilà à présent ces mêmes banques donneuses de leçons, à nouveau florissantes sans rien avoir perdu de leur arrogance. Pour preuve de cette iniquité absolue, l’aide européenne récemment accordée à la Grèce qui n’a d’autre utilité que de lui permettre de rembourser sa dette aux banques françaises et allemandes ! Ce genre de pratique s’assimile à de la cavalerie. Avec un FMI, vertueux, raide dans ses bottes, pour jouer les arbitres, lui aussi sans états d’âme… C’est consternant.

Alors, quoi ? Que faire ? Continuer ainsi ?... Auquel cas, comme le souligne justement le philosophe Slavoj Zizek dans le Monde diplomatique de Novembre 2010 : « si nous demeurons dans les clous du système capitaliste mondialisé, nous n’avons pas d’autre option que d’accepter les sacrifices imposés aux travailleurs, aux étudiants et aux retraités... Nous entrons dans un état d’urgence économique permanent ». Charmante perspective…

Après ça, comment parler d’espérance aux générations montantes, si tant est qu’elles perçoivent la menace, les yeux rivés sur leur iPhone ou accros à Facebook ? Comment les convaincre de réagir ? La fin des certitudes est une réalité qui caractérise ce début de XXI ème siècle.

Côté opposants démocrates, la rhétorique n’est guère plus engageante. A garder le nez dans le guidon, en combattant pied à pied chacune des « réformes » sur le terrain politique ou syndical, à s’improviser médecins urgentistes au chevet des « pseudo malades » que sont devenues les sociétés modernes, ils se mettent au risque de provoquer un désastre économique, tant le cadre actuel laisse peu de marge. Certains d’entre eux en appellent même à un Strauss-Kahn – perçu comme fin gestionnaire - pour redresser la barre. Pourquoi pas ? Cependant n’est-ce pas la preuve qu’ils ne croient plus vraiment au retour du « grand politique » ? L’Etat-providence a vécu ; on enterre à présent l’idée même d’Etat, remplacée par la notion de « Grande-entreprise ». De nos jours, on attend moins d’un chef d’état qu’il soit un porteur de projet, un homme de conviction, qu’un brillant gestionnaire. C’est symptomatique : A ce compte là, oui, pour de bon, tous, nous nous croyons réellement malades, alors que c’est le cadre même de notre croyance qui l’est. Toujours cette satanée situation de « faux-choix » fallacieux… et nous tombons dans le panneau. Voilà à quoi mène le conditionnement des masses.

Restes les irréductibles, les pseudos révolutionnaires, les va-t’en guerre… On les retrouve partout, à droite comme à gauche, aux extrêmes comme au centre, qu’ils soient militants, activistes, intellectuels radicaux (la plupart nostalgiques de révolutions qu’ils n’ont jamais faites et ne feront sans doute jamais), chômeurs excédés, exclus, sans-papiers, clandestins, anarchistes, casseurs… Tous en arrivent à exprimer leur ras-le-bol. De différentes manières, que ce soit dans la rue, dans les manifs, au bistro, dans les cités, sur un mur, sur un blog… L’indigence du cadre vécu comme insupportable, le rejet de toute alternative constructive, le déni du politique, alimentent leur harangue. Il faut dire que l’exemple fameux du « casse toi pauvre con » leur a donné le ton. Mais la radicalisation, et son corollaire, la violence, sont autant d’entreprises vouées à l’échec dès lors qu’elles opèrent dans le champ du paradigme actuel. Toute rébellion –matée ou non - pourrait faire des morts, d’avantages de miséreux, et déboucherait sur un inconnu qui risque d’être plus tragique encore. Ce n’est pas la solution. Mais la grenade est dégoupillée. Prions pour qu’elle n’explose pas.

Alors on y revient : que faire ? Que faire pour sortir de la nasse, comme interroge Zizek ?

C’est là qu’on mesure l’enjeu de ce qui pourrait faire de nous des hommes heureux. Un enjeu de taille. Il ne suffit plus de simplement manifester contre la retraite à 62 ans plutôt qu’à 60 – alors que la valeur « travail » est mise à mal -, ou autrefois, de réclamer les 35 heures quand, dans le même temps, des pans entiers d’une économie s’effondrent sous nos yeux (la sidérurgie, le textile…), sans parler de la privatisations des services publics, sans qu’il soit possible de s’y opposer...

Pour prétendre être efficients dans l’élaboration d’un nouveau paradigme il paraît tout aussi nécessaire d’arrêter de nous agiter, de nous mettre à réfléchir, de nous écouter - nous écouter vraiment -, de nous entendre et d’entretenir entre nous une réelle communication, chargée de sens et non pas simplement réduite à l’idolâtrie de ses outils, téléviseurs, ordinateurs, téléphones mobiles, et autres Smartphones... Au lieu de cela, la convoitise, l’individualisme, la concurrence, la compétitivité et l’inflation du quantitatif règnent, les réseaux sociaux explosent et prospèrent– ceux-là mêmes où nous déversons quotidiennement nos parts d’intime sans la moindre pudeur, en toute inconséquence, sans réaliser que nous alimentons les bases de données qui, à terme, feront de nous des esclaves absolus, privés de liberté et de sens critique...

Si nous voulons changer de monde, il nous faut d’abord changer nous mêmes. Changer nos mentalités, nos comportements, cesser de nous abrutir, de bruit, de slogans, de publicités, de vitesse. Nous respecter à nouveau. Respecter l’autre... Il nous faut exiger du politique qu’il gouverne vraiment et justement pour combattre les inégalités, l’exclusion, la faim, la misère, et redonne à l’homme sa dignité au travail.

Vaste programme... L’idéologie dominante - pour citer encore Zizek - « s’efforce de nous persuader de l’impossibilité d’un tel changement radical, de l’impossibilité d’une abolition du capitalisme, de l’impossibilité de la création d’une démocratie qui ne se réduirait pas à un jeu parlementaire corrompu… ». Autrement dit, la messe serait dite. Mais plus loin Zizek cite Lacan et provoque, insufflant une lueur d’espoir : « L’impossible arrive... ».

Oui, l’impossible peut arriver. Tôt ou tard. A condition d’y croire. Et c’est bien cela qui dérange vraiment nos politiques : cette capacité que nous pourrions avoir à inventer un monde plus juste, plus cohérent, à inventer un nouveau paradigme. Nous pouvons y parvenir. Nous y parviendrons, si ce n'est nous, d'autres hommes de bonne volonté après nous.

A moins que...

A moins que nous ne soyons effectivement d'ores et déjà bien malades, tous, atteints d’un mal qui nous mine durablement : la résignation. Le pire des maux. Il conduirait irrémédiablement à notre perte et à l’anéantissement de toute espérance.

Est-ce là ce que vous souhaitez ?

Moi non.

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