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Billet de blog 14 décembre 2018

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GILETS JAUNES : « Ils » et « Nous »

Les gilets jaunes : un mouvement ? Non, un soulèvement; une prise de conscience collective de l‘impasse dans laquelle nous ont conduit nos modes de gouvernance et nos comportements.

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« Ils », ce sont ces femmes, ces hommes, engagés depuis plusieurs semaines dans un mouvement de contestation sans précédent à l’encontre de la classe dirigeante. 

« Ils », ce sont les autres, les pauvres, les oubliés de la vie, ces français inaudibles dont le pouvoir d’achat est quasi inexistant dès le 15 du mois et dont le rejet des élites est devenu semble-t-il le trait commun. Pour palier à leur invisibilité « ils » ont revêtu un gilet jaune. Les voilà, occupés à bloquer les ronds points, donnant de la voix et prêts à en découdre dans des manifs à risque partout en France, déterminés à faire entendre leur désespérance et leur colère, dussent-ils - pour certains - le faire avec violence, au mépris du droit.

« Ils », c’est la rue, les gens, le peuple. Le peuple ? Ah… Donc ces « ils », c’est aussi « nous » ?... Eh bien non apparemment. « Ils », c’est autre chose, semble-il.

Jour après jour, inlassablement, « ils » se relaient dans ce que l’on nomme à présent les« ZAG » (zones d’action des gilets), se réchauffent autour d’un brasero, chahutent de façon plus ou moins bon enfant en se dandinant pour « nous » empêcher de circuler librement et par là-même se faire entendre. Parfois ça déborde. Gagnés par l’euphorie d’un semblant de toute-puissance toute aussi illusoire qu’enivrante, certains se montrent véhéments, arrogants, insultants, voire agressifs. Ceux qui, la veille encore, s’insurgeaient de l’injustice et des abus de pouvoir de celui qu’« ils » nomment Jupiter,  se prennent au jeu du petit kapo, le verbe haut, les traits transfigurés par la colère.
Malgré la tentative d’apaisement d’un jeune Président manifestement inquiet à plus d’un titre, acculé à revoir sa copie sans renoncer vraiment à un changement de cap, « ils » restent mobilisés, intransigeants, solidaires. Acte après acte « ils » improvisent une sinistre tragédie dont eux-mêmes ignorent réellement le dénouement et les véritables metteurs en scène, postés en embuscade derrière l’anonymat des réseaux sociaux. Peu leur importe : enfin « ils » font leur révolution. « Ils » la font parce qu’« ils » n’en peuvent plus.

Pas « nous » ?  En apparence, non. Allez, osons le cynisme :

« Nous », nous savons raison garder, nous avons les mots justes, les facultés d’analyse, le bon sens, le sens critique. Eux n’ont que des revendications, des exigences : « ils » aboient. Pire, on apprend que nombre d’entre eux ne vont même pas voter. « Ils » se disent apolitiques.

« Nous », nous sommes de vrais, de bons citoyens, nous votons. Nous savons nous accommoder du fait que nos divers gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, cautionnent une économie inique dans le cadre d’une mondialisation où les États sont devenus les putains de la finance. Nous sommes compliants à l’égard d’un système de répartition des richesses totalement dépourvu de la moindre équité car nous sommes des gens raisonnables : nous nous sommes adaptés sans broncher au passage à l’euro au motif qu’il mettait fin aux dévaluations du franc ; et quand bien même constatons-nous aujourd’hui que cette opération a fait bondir le prix de certains articles de consommation courante en les multipliant par trois, par quatre, par dix, cela ne nous révolte pas.

« Nous », nous trouvons normal que le siège de la compagnie Air France soit à Amsterdam et qu’une voiture française soit fabriquée, tout ou pour partie, au japon ou ailleurs, vendue à un prix exorbitant, totalement déraisonnable, bien au delà de ce qu’elle coûte en réalité. Nous ne trouvons pas choquant de voyager dans le même train, pour faire le même trajet, dans les mêmes conditions, à des tarifs différents.   « Eux », s’enflamment pour une petite augmentation de taxe sur l’essence… Ridicule !

« Nous », nous avons la clairvoyance nécessaire pour mesurer les effets du dérèglement climatique et appelons de nos vœux une transition énergétique perçue comme vitale pour la planète à court terme, mais nous ne nous privons pas pour autant de rouler en 4 x 4 en zone urbaine ou de partir en vacances en profitant des opportunités offertes par les compagnies low-cost, dans des avions gourmands en kérosène non taxé et pollueurs à souhaits.

Bien sûr, il va de soi que « nous » considérons la Culture comme essentielle pour le futur de nos enfants. De fait, « nous » préférons qu’ils mènent leurs études dans le privé et « nous » trouvons légitime de nous soumettre au racket des prépas, quel qu’en soit le prix, afin qu’ils disposent des meilleures chances de réussite aux concours pour intégrer le groupe des élites de notre belle nation.

« Nous » sommes des gens respectables, responsables, lucides, car il y va de l’équilibre de notre économie : nous nous appliquons à payer nos impôts sans discuter, quand bien même le saucissonnage fiscal réduit à cinq tranches d’imposition nous amène à louvoyer et à pratiquer l’optimisation fiscale ou à tordre le coup au droit.  Nous sommes à ce point dociles que nous acceptons que les GAFA ne soient pas imposés en France, qu’il y ait des délocalisations et des plans de licenciement outranciers pour garantir à des actionnaires d’engranger leurs dividendes en fin d’exercice, ou encore que le service public soit franchisé comme une banale enseigne, cédé à des sociétés privées. Ne dit-on pas que la vraie richesse d’un pays c’est sa capacité à attirer les riches pour qu’ils le soient davantage ? La spéculation est devenue un moteur économique de premier rang, un gage de compétitivité renforcée.  Le secteur public n’est pas rentable ? Qu’à cela ne tienne : qu’on s’en débarrasse ! Simple question de bon sens. Et que nous importe réellement s’il existe des niches fiscales, dès lors que nous-mêmes, à la première occasion d’enrichissement personnel, nous puissions en profiter.

Tout est affaire de discernement, de prévoyance et de sophistication dans le truandage légal. En ce sens, « nous » savons anticiper. Eux, ces « ils » en gilets jaunes n’anticipent rien. Les sots !  À l’inverse de « nous », « ils » claquent le peu d’argent qu’ « ils » possèdent en vétilles, vêtements importés de Chine, gadgets, téléviseurs à écran plat 16/9eme et autres portables dont « ils » ignorent qu’ils contiennent du Coltan dont l’exploitation utilise une main-d’œuvre enfantine vouée à l’esclavage. C’est dire le peu de cas qu’ « ils » font de la misère de ce monde ! Pas « nous », qui pourtant utilisons les mêmes portables.

« Ils » sont sans cesse dans la convoitise et ne calment leur frustration que dans le consumérisme, ce mode particulier de consommation tout à fait détestable, individualiste et insatiable, envahissant et hédoniste, axé essentiellement sur la nouveauté et le « jetable ». Ce qui n’est assurément pas notre cas, même si, tel des loups affamés, « nous » sommes les premiers à nous ruer sur les soldes dès l’ouverture des magasins. Quoi qu’il en soit, nous ne nous contentons pas de la m… vendue dans les supermarchés discount. « Nous », au moins, nous faisons des choix. Le choix du Bio par exemple et, à défaut d’être véganes, nous veillons à ce que les steaks de nos hamburgers soient de qualité, labellisés, tout en nous indignant de ces odieux abatages de bestiaux, pratiqués dans des conditions condamnables. De plus « nous » sommes de vrais écolos : nos poubelles sont certes pleines de choses pour la plupart inutiles, mais « nous », nous opérons le tri de nos déchets.

Soyons clairs : « nous », nous sommes, pour la plupart, des gens qui réfléchissent. Pas « eux ». À les voir, à les entendre, il semblerait que seul le foot, la chasse ou le rugby les intéressent. « Nous », au moins, nous discutons de choses sérieuses au cours de nos soirées. Attentifs aux mutations de ce monde, nos préoccupations, nos engagements, ne sont pas les leurs. Nous sommes de vrais humanistes.  Égocentrés, « ils » n’ont de cesse de réclamer plus de pouvoir d’achat. Les rustres ! À s’entêter ainsi « ils » finiront par mettre toute notre économie à bas et nous conduiront au chaos, à la guerre civile !...  
Autant le dire sans détour : les responsables de cette chienlit c’est « eux ». Pas « nous ». « Ils » veulent le changement ? Supprimer les élites ? Et bien qu’ « ils » continuent. De toute façon ça ne modifiera pas la donne : pauvres « ils » sont, pauvres « ils » resterons.

Et voilà, la messe est dite. Allez, circulez braves gens il n’y a plus rien à voir !

À moins que…

À moins qu’on abandonne le cynisme et que nous convenions qu’il n’est pas question là d’un simple positionnement conjoncturel « pour » ou « contre » les gilets jaunes, mais bel et bien de la nécessité impérative d’une prise de conscience collective de l‘impasse dans laquelle nous ont conduit nos modes de gouvernance et nos comportements, à l’échelle mondiale. Tous, les uns comme les autres, en sommes réduits à participer à une partie de poker menteur où seule la Finance- cette maquerelle des États contrôlée par une poignée de prédateurs - gagne à chaque coup. Il faut que cela cesse.

Il y a urgence. De notre capacité à opérer cette prise de conscience, dépend l’avenir de toutes les populations et celui de notre planète elle-même. Elle est un préalable indispensable à toute volonté de remodelage profond, structurel, du mode de fonctionnement de nos sociétés modernes. L’enjeu est capital. En ce sens, il nous faut revenir à des fondamentaux et renouer avec le bon sens : disposer d’un pouvoir d’achat suffisant, ce n’est pas seulement gagner plus. C’est aussi et avant tout la possibilité d’acheter (et donc de produire) mieux, moins cher, au juste prix, à proximité, de façon plus utile et plus respectueuse de la « valeur » travail, des hommes et de l’environnement. La croissance, cet indice qu’on nous présente comme révélateur de l’état de bonne santé d’une nation, est un mot creux dès lors qu’elle entretient les inégalités sociales.

Réclamer la démission de tel ou tel dirigeant ou appeler à un changement de République ne résoudra rien si on ne s’attelle pas à la transformation radicale de nos pratiques commerciales à la fois prédatrices et mortifères. Cela suppose un changement de paradigme, autrement dit l’adoption d’un champ de réflexions et d’applications à la fois individuel et collectif, totalement inédit, de façon à aboutir à la mondialisation d’un authentique état de droit, seul garant de plus de justice sociale et de plus de paix.

Mettre un terme à la spéculation sauvage et aux accords commerciaux malsains est essentiel pour faire de nos sociétés des structures viables. On ne gouverne pas sans justice sociale. Il appartient à nos politiques - qui s’en disent convaincus - de reprendre la main sur la finance pour décider qu’il en soit ainsi désormais. À nous de les élire avec discernement, sans céder au populisme ou à l’individualisme, en se gardant des mystificateurs et des agitateurs. Veiller à ce que ces politiques rendent compte de leurs engagements et de leurs agissements durant leur mandat est une nécessité absolue. Cela suppose l’existence d’une agora citoyenne participative, audible, œuvrant de concert avec l’exécutif et le parlement. La création d’une telle agora, assimilable à un troisième socle de gouvernance, comme c’était autrefois le cas à Venise, est la pierre angulaire d’un projet véritablement démocratique. Le seul qui vaille vraiment la peine que tous les êtres humains se mobilisent, massivement et pacifiquement, pour faire valoir leurs droits et rappeler les devoirs de chacun. Tout le reste n’est que vanité et poursuite du vent, ostensiblement relayé par les médias à la solde de groupes tout aussi puissants qu’influents.

Tout comme dans les jurys d’assises, les hommes et les femmes que compterait cette assemblée populaire pourraient être désignés par tirage au sort. Ceci afin d’éviter les querelles nauséabondes et stériles qui gangrènent les réseaux sociaux. En cas de désaccord entre les trois registres de gouvernance ainsi définis, alors oui, nous pourrions avoir recours aux fameux Référendums d’Initiative Populaire que certains, le verbe haut, l’index pointé tel une menace, réclament avec l’appétit de pouvoir qu’on leur connaît.

Pour l’heure, tout cela n’est qu’utopie, tant il est vrai que sur cette Terre, largement abimée par nos pratiques et nos choix énergétiques inconséquents, où les réseaux sociaux sont devenus les porte-voix d’une communication débridée, vide de sens, aux dépends de toute réflexion adossée à la raison, la tendance est au pessimisme.
À cela s’ajoute l’incapacité des « gilets jaunes » à désigner des représentants audibles et consensuels, pour plaider en faveur d’un tel projet de gouvernance. Cette incapacité est structurelle, inhérente au choix des réseaux sociaux comme vecteurs de leur mobilisation. Facebook et Twitter ont beau satisfaire à leurs besoins d’immédiateté et d’audience, ces canaux de communication sont à ce point protéiformes qu’ils ne peuvent en aucun cas servir de plate-forme cohérente pour structurer leur mouvement de manière pérenne. Bien au contraire : ils ne peuvent que l’atomiser en divisant l’opinion. C’est dommage.  

Tout reste à faire donc. Mais il est des utopies qui peuvent devenir réalité dès lors qu’« ils » autant que « nous », tous réunis, partout dans le monde, soyons réellement décidés à choisir  les objectifs et les moyens du « vivre ensemble ».
Avec ou sans gilet jaune.

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