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Billet de blog 19 décembre 2008

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Demain, des franchises à la carte ?

La traque aux « invalidés » a déjà commencé. Analyse d’un dispositif.

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La traque aux « invalidés » a déjà commencé. Analyse d’un dispositif.

Avril 1998, sortie du film d’Andrew Niccol « Bienvenue à Gattaca » avec Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law : Un conte moderne, magistral de sobriété et de puissance réflexive, illustrant l’opiniâtreté d’un humain ordinaire à vouloir faire vivre ses espérances et ses rêves en dépit des outrances eugéniques d’un dispositif de filtrage drastique, dans une société moderne qui l’a déclaré « invalidé », en raison d’un « mauvais profil » génétique.

Fiction de cinéaste ? Probablement… Mais le médecin que je suis n’a pu s’empêcher de frémir.

Considérons à présent les dispositifs mis en place ces dernières années dans le domaine de la santé, et interrogeons-nous sur leur finalité : Il n’est pas question là d’eugénisme planifié, mais plus simplement de maîtrise, à la fois médicalisée et comptable, des dépenses de santé de notre communauté.

Rien de bien inquiétant à priori, rien de menaçant. Tout cela semble légitime et aller dans le sens d’une plus grande efficience, en matière de gestion et de qualité des soins. Pour autant, rien dans ces dispositifs qui puisse s’apparenter à de la philanthropie pure …

L’usage de l’informatique a rendu possible la traque aux « invalidés » - plus clairement la traque aux assurés sociaux « inconséquents ». Celle-ci a déjà probablement commencé, de toute évidence (voir ci-après). Inaugure-t-elle la mise en place prochaine d’un système tout à fait concevable de franchises à la carte? Le rêve de tout « assureur », tant du domaine public (l’assurance maladie), que du domaine privé (Banques, compagnies d’assurances).

Ainsi demain, si vous n’y prenez garde, si vous ne vous conformez pas dès à présent aux recommandations d’une Haute Autorité de Santé et de la « Caisse » (campagnes de dépistage, vaccinations, parcours de soins…), peut-être serez-vous étiqueté « invalidé », pour ce qui est du remboursement de vos soins, le jour où vous serez confronté à la maladie. Ce jour là on vous attendra au tournant. Il sera aisé de prouver, grâce au dispositif global mis en place, que vos négligences passés vous coûtent cher, certes, mais coûtent cher également à la collectivité. Bien trop cher… Dans ce cas, peut-être vous faudra-t-il vous acquitter d’une franchise évaluée au prorata de votre indiscipline. Ce ne sera pourtant pas faute de vous avoir sollicité dans les temps pour que vous preniez en charge l’avenir de votre santé !....

Quant aux médecins qui vous soigneront, ils le feront en appliquant des protocoles de soins prédéfinis. Ils auront à les respecter scrupuleusement de façon contrôlable (et contrôlée !) s’ils souhaitent poursuivre l’exercice de leur « art » médical de façon justement rétribuée (des primes sont d’ores et déjà annoncées pour gratifier le bon prescripteur. Lire ici). Sachez qu’il existe un contrat de responsabilité juridique entre un professionnel de santé et son patient, « un véritable contrat comme il peut exister un contrat avec un fournisseur… ce que l’on rencontre dans la vie courante » - dixit Alain Tessier, Directeur juridique du GIP-DMP (groupement d’intérêt public – dossier médical personnel). Cela ne s’invente pas. Hippocrate doit se retourner dans sa tombe...

Ne nous méprenons pas sur nos gouvernants : Ils ont l’art et la manière de présenter les choses, même s’ils nous donnent l’impression parfois de faire du sur-place ou à l’inverse, de faire du « rentre-dedans » outrancier en confiant les basses œuvres du remaniement (démantèlement ?) de notre système de couverture sociale à un « libéral de choc », ancien d’AXA et de l’Acoss, formé à Polytechnique (Monsieur Frédéric Van Roekeghem, actuel Directeur de la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés, auteur de la proposition avortée de restriction de la prise en charge des affections de longue durée - ALD).

Planifier un tel dispositif demande du temps, de la méthode, de l’application. Il faut savoir ménager l’opinion publique, la satisfaire, ou du moins en donner l’illusion et louvoyer avec les différentes corporations : les professionnels de santé d’abord, les acteurs sociaux, les syndicats ensuite, les groupes pharmaceutiques et les investisseurs enfin, qu’il faut impérativement rassurer. Et s’il le faut, on en n’est pas à un remaniement ministériel près. On change les hommes, on continue la partie.

En politique c’est comme aux échecs : On adoube un pion, on observe la réaction d’en face, on rectifie la stratégie au besoin. Mais, quelque soit les obstacles, les réticences des uns ou des autres, les protestations et les menaces de boycott de quelques irréductibles, l’objectif reste invariant : maîtriser à terme les dépenses d’un poste budgétaire gargantuesque. Voire s’enrichir, pour certains... Sur le dos des assurés, bien sûr, selon leur profil. Ce n’est plus de la médecine à deux ou à trois vitesses : On est passé directement à la boite automatique !

Démonstration en V actes :

ACTE I
1996 : Généralisation de la carte vitale
ACTE II 13 aout 2004 : Loi sur l’Évaluation des Pratiques Professionnelles des médecins (EPP).

La loi précise :
« L'EPP (évaluation des pratiques professionnelles) est obligatoire pour tous les médecins. Elle s'inscrit dans une démarche coordonnée avec la Formation médicale continue (FMC) et doit contribuer à améliorer l'efficience de cette dernière. »
Lire le communiqué de la Haute Autorité de Santé (HAS) – Mars 2007:

Note personnelle (Octobre 2007):
Les EPP ? Pourquoi pas ? Une bonne initiative à priori… En tant que médecin ayant œuvré activement pour la formation médicale continue (FMC) depuis 1980, je décide d’y participer. Histoire de voir…
Première réunion avec mes confrères « volontaires » organisée en Mai 2008. Résultat déconcertant : En fait d’évaluation, la Haute Autorité de Santé (structure de pilotage) concentre tous ses efforts, via ses « formateurs », à la sensibilisation de « ses troupes » (les médecins libéraux entre autres) sur les items propres à certaines pathologies « économiquement sensibles » - items qui, au final, devront figurer impérativement j’imagine dans le dossier médical de tout patient « à risque » - cherchant à nous convaincre que le « suivi » d’un tel patient sera plus efficient (Efficient pour qui ?...). Il s’agit d’éduquer et de formater les praticiens inconséquents que nous sommes devenus, sur un mode infantilisant s’il le faut. J’ai claqué la porte ; à mes risques et périls, refusant de me livrer d’avantage à cette mascarade d’évaluation qui, sous couvert de formation médicale, s’apparente à de la manipulation, alors même que les formateurs et mes pairs semblent de bonne foi (ce dont je suis certain), convaincus du bien fondé de ce type de démarche. ACTE III
13 Aout 2004 (le même jour) : Mise en place du « parcours de soins »
(loi sur la réforme de l’assurance maladie)
« A défaut d’avoir fait le choix d’un médecin traitant, les médecins spécialistes que vous consultez sans prescription de votre médecin traitant pourront, dès le 1er juillet 2005, vous demander un dépassement.
A compter du 1er janvier 2006 par ailleurs, vous serez moins bien remboursé lorsque vous consulterez un médecin, généraliste ou spécialiste. De plus, tant le ticket modérateur supplémentaire à votre charge que les dépassements ne seront plus pris en charge par votre assurance complémentaire, sauf si vous le prévoyez explicitement avec votre mutuelle ou votre assureur, mais votre contrat vous coûtera plus cher
». Lire la suite
Note personnelle (Novembre 2007) :
C’est quoi ce nouveau bazar ?... La relation médecin-malade façon « contrat de confiance Darty » ? Qui dit parcours, dit balisage, et donc surveillance de celui-ci. Et le secret médical dans tout ça ? Attendons la suite…
ACTE IV
13 Aout 2004 (encore) : Création d’un Dossier Médical Personnel (DMP) informatisé
Créé par la loi du 13 Août 2004 relative à la réforme de l’assurance maladie, le DMP est explicitement mis en place dans l’optique d’une maîtrise médicalisée des dépenses de santé. Il sera hébergé sur des sites informatiques déjà prévus dans la loi du 4 mars 2002. Il constituera, nous disait-on, une des pièces maîtresses des dispositifs conventionnels à partir du 1er janvier 2007 (un flop): les patients devront, pour bénéficier d’un remboursement maximal de leurs dépenses de santé, autoriser leur médecin à en prendre connaissance. Le médecin, pour être conventionné, devra accepter de l’utiliser et de le tenir à jour avec l’accord de son patient. Les protocoles de soins dont bénéficie le patient dans le cadre des affections de longue durée figureront obligatoirement dans ce dossier et le médecin traitant devra le consulter et inscrire dans ce dossier qu’il en a pris connaissance. L’accès de ce dossier sera étroitement encadré assurait-on. Finalement, le voilà reporté à l’horizon 2012… En attendant on nous annonce qu’il ne sera pas obligatoire (il ne l’a jamais été !)
Voir le site de « promotion » du Dossier Médical Personnel (un cas d’école en matière de marketing).

Note personnelle :
Le DMP ne sera pas obligatoire… « Se faire squeezer sa liberté sera basé sur le volontariat ! » peut-on lire sur le Net. Amusant et affligeant…
Sur le site du DMP on parle essentiellement de la responsabilité juridique du professionnel de santé, de ses droits et de ses devoirs (obligations de moyens et non de résultats). Voilà qui rassure, pense-t-on : Enfin on se décide à mettre un peu d’ordre et de transparence dans la relation médecin-malade ! En finir avec ces mauvais médecins qui ne feraient pas correctement leur travail : Quel progrès !... Soit. J’approuve l’intention.
Par contre, pour ce qui concerne la traçabilité de vos données personnelles relatives à votre santé, chers assurés sociaux - et l’exploitation possible, à terme, de ces données par les caisses d’assurances maladie, les mutuelles, les compagnies d’assurance, les banques…- on ne dit pas grand-chose. On se garde bien d’évoquer les possibilités « d’évaluation » de votre profil de bon patient (si vous observez à la lettre les « recommandations » qui vous seront faites), ou de mauvais patient (si à l’inverse vous n’observez pas les consignes de dépistages divers qui vous seront proposés, ou si vous vous avisez de négliger les conseils concernant telle ou telle vaccination). Exemple vécu : J’ai reçu cette semaine, de la sécu, la liste nominative de tous mes patients ayant « négligé » les consignes de vaccination gratuite anti-grippale ... Édifiant, non ? Allez savoir pourquoi la Caisse a opéré ce contrôle ?....
Vos arrêts de travail seront probablement consignés (ainsi que leurs causes, cela va de soit), de même que vos habitudes de consommation (tabac, alcool, graisses), vos habitudes sportives, vos tares diverses, etc…
Donc je pose la question : Quid du stockage des données ? Par qui ? Pour qui ? Quid des libertés individuelles ? Tout cela reste encore à définir (si tant est qu’on y parvienne).
Notons que déjà, qu'en 2001, la Ligue des Droits de l’Homme s’inquiétait de cette perspective.
(Voir l’article)
A ce jour le DMP n’est pas utilisé (objectif 2012). Et pour cause : Il cherche sa… dynamique, ainsi que le précise le site officiel du DMP et encore récemment, en juin 2008, Mme Roselyne Bachelot, ministre de la santé de la jeunesse et des sports : « L'implication récente du Conseil de l'Ordre me semble décisive : nous allons pouvoir cobâtir le projet avec les médecins en mettant en place le service " DMP socle " que propose l'Ordre». (Voir l’article complet sur Les echos.fr). Eh oui, il faut encore le peaufiner, ce cher DMP, mettre en place son socle (il était temps que l’Ordre des médecins s’en mêle ! Au fait, depuis 2004, qui s’occupait de son socle jusqu’à aujourd’hui ?), compléter les items, définir les « normes requises » de la bonne santé, convaincre l’ensemble des praticiens et l’opinion publique qu’hors ces normes « validées » par la Haute Autorité de Santé, le patient sera en danger, qu’il lui faudra impérativement les respecter, sinon… Sinon quoi ?
Au Président Sarkozy de nous le dire sans doute. En son temps (les franchises ça le connaît). Là-dessus je lui fais confiance, on sera fixé.
Si toutefois il est encore là…

ACTE V
14 février 2007 : Lancement de la carte Sésame-Vitale 2 - Décret n°2007-199 Pour accéder à ce futur DMP, il fallait disposer d’un moyen informatique simple, sécurisé si possible. Un « passe » aux apparences inoffensives, une sorte de « sésame » qui n’effraie pas le grand public, déjà familiarisé avec la carte vitale.Ainsi est née la nouvelle carte Sésame Vitale 2. Elle sera la clé d’entrée au DMP ! (égayée d’une photo pour bien signifier qu’elle est votre propriété même si les données auxquelles elle permettra d’accéder ne seront plus vraiment strictement confidentielles quoiqu’on en dise, dans un futur proche). Pour tout savoir sur cette nouvelle carte, lire ici

Note personnelle:
A présent l’ensemble du dispositif est en place. Reste à régler certains « détails » : notamment l’établissement du futur barème des franchises « à la carte » (si, comme je le pense, elles voient le jour) et quelques failles de sécurité - toujours possibles - qu’il faudra s’employer à colmater (tout comme les cartes bancaires, du reste) ; certains mauvais esprits affirment cependant que ces failles résulteraient de choix stratégiques délibérés… Allez savoir… (Voir l’article). Je ne suis pas informaticien. Juste médecin. Un médecin libéral (terme devenu anachronique) dont l’activité principale consiste à soigner des patients, pas à collaborer à une éventuelle traque aux assurés sociaux « invalidés », le doigt sur la couture du pantalon, comme un bon petit soldat.

POUR CONCLURE

Si l’ensemble du dispositif fonctionne à la perfection, si l’opinion ne bronche pas, il est fort à parier que la Sécu soit bradée au privé à partir de 2012, tant le système des franchises à la carte en séduira plus d’un. Certaines compagnies d’assurance n’attendent que ça. L’État lui-même si ça se trouve, soucieux qu’il est de se débarrasser de cette « patate chaude ».
Alors, à défaut d’avoir vu Bienvenue à Gattaca, vous connaîtrez Bienvenue à Vitale-land.

A mes confrères : Restez vigilants, dans l’intérêt de vos patients. Et relisez le serment d’Hippocrate.

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