LETTRE OUVERTE A LA RÉDACTION DE MEDIAPART
Un cadrage partiel et partial de l'information
Alors que dans certains articles, nous retrouvons une pluralité d’informations et de points de vue, ce que nous attendons du journal auquel nous nous sommes abonnés et que nous soutenons, nous ne pouvons que constater que sur beaucoup d’autres, et notamment le «fil du jour», la rédaction de Mediapart semble privilégier le point de vue israélien et, plus largement, dit « occidental », sans trop souvent beaucoup de distance critique.
La ligne éditoriale globale semble avoir pâti du fait que les journalistes de Médiapart envoyés « sur le terrain » n'ont pu en fait se rendre qu'en Israël, dans un contexte où ce pays était marqué par les attaques du 7 octobre et où l'accès à l'information était soigneusement contrôlé par l'armée israélienne. Ce contrôle s'exerce de plusieurs façons : par la diffusion massive d'éléments de langage et de vidéos de propagande par l'armée israélienne sur différents supports et à différents acteurs, par la censure de la société civile israélienne en temps de guerre et par le silence imposé aux journalistes gazaouis, dont beaucoup ont perdu la vie, soit en faisant leur travail, soit par effets des bombardements. Si ce constat est bien réel, ce n'est pas à nous de le dire mais bien à Mediapart.
Cette situation a produit un cadrage biaisé de l'information par l'ensemble des grands titres français, dont Mediapart n'a visiblement pas complètement conscience. Si, bien sûr, le traitement du journal a été moins biaisé que dans d'autres grands médias, il l'a selon nous été et continue à l'être.
L'oubli de l'histoire de la Palestine
Il nous apparaît évident qu’Israël (ou, tout au moins, son gouvernement actuel, sans oublier cependant l’histoire depuis 1917) n’est pas « en guerre contre le Hamas » depuis le 7 octobre 2023.
Y voir donc, comme indiqué dans l'émission Abonnez-vous du 10 novembre, un « évènement » qui devrait être « traité au plus près », sans vouloir « monter en généralité trop vite » conduit de fait à le décontextualiser et relève d'une lecture présentiste d'un conflit pourtant déjà historique. Qu'est-ce qui permet de considérer qu'un ensemble de faits forment un « évènement », s'ils ne sont pas qualifiés d'historiques, et donc s'ils ne sont pas analysés dans la continuité du temps de l'histoire ? Comment peut-on penser rendre compte de « la réalité à l'instant T » en sortant cet instant du fil du temps et en oubliant que « la réalité » est toujours vue par un observateur qui a sa propre grille de lecture ? Comment, en somme, peut-on avoir aussi peu de recul sur ce que l'on documente et la manière dont on le documente ? L'expression « au plus près » témoigne en fait d'un parti pris assumé de myopie dans l'approche de l'actualité.
Ainsi, peut-on réellement imaginer, comme l'assume Mediapart, que la « période de la réflexion » doit suivre celle « du terrain », et ce d'autant plus qu'il n'y a en fait pas d'observation sur le terrain gazaoui, sans donner prise aux propagandes des belligérants qui ne manqueront pas d'exploiter les failles de cette méthode ?
Ce présentisme médiatique est plus que majoritaire dans les médias français. Mediapart a eu bien du mal à se défaire de ce biais. Les interviews régulières d'historiens dans ses colonnes ne dispensent pas le journal d'attacher une importance à la contextualisation dans chaque article d'actualité. D'ailleurs, il est assez singulier de ne faire qu'interviewer individuellement différents historiens dont les interprétations diffèrent voire sont antagonistes sans les mettre en débat entre eux. Certains, de plus, posent un regard qui privilégie la mémoire sur l'histoire, un regard qui tient parfois plus de l'opinion personnelle que de l'analyse historique.
Un parti-pris de vocabulaire
De nombreux commentateurs ont signalé leur malaise sur le fait d'utiliser systématiquement le titre « Guerre Israël-Hamas » pour le « fil du jour ». Dire que « le 7 octobre, c'est une attaque du Hamas contre Israël », c'est oublier qu'en fait, la plupart organisations armées de la résistance palestinienne y ont pris part. C'est aussi oublier qu'une attaque n'est, par définition, qu'une séquence dans une guerre plus longue. Il est d'ailleurs assez étrange de ne pas nommer comme des évènements spécifiques ce qui est présenté comme des contre-attaques successives de l’État israélien, qui se sont déroulées en plusieurs phases : d'abord le blocus intégral de Gaza, puis les premiers bombardements massifs, édulcorés par le mot convenu en « frappes », et enfin l'offensive terrestre. Pourquoi ces évènements là semblent-ils ne pas avoir de dates, si ce n'est pour les présenter comme des « conséquences inéluctables » de l'attaque du 7 octobre ? C'est oublier un peu vite que ces contre-attaques ont été précédées de décisions politiques de la part d'un nouveau gouvernement israélien « d'union nationale » formé pour l'occasion.
On peut noter une évolution récente puisque le terme « Guerre Israël-Hamas » est aujourd'hui remplacé par « Guerre au Proche-Orient », mais ceci intervient bien trop tardivement à notre sens.
De la même façon, justifier la présentation des attaques actuelles de l'État israélien sur la bande de Gaza comme « une guerre contre le Hamas » parce que « de fait », ce serait le cas, c'est refuser de s'interroger sur les motivations réelles des attaques massives de l’État israélien contre les civils gazaouis et les infrastructures essentielles au fonctionnement de ce territoire.
Si la question des mots est importante et difficile, ce n'est pas forcément parce que les journalistes risquent d'être catalogués comme pro-israéliens ou pro-palestiniens. Les mots rendent surtout compte de la grille de lecture adoptée, et montrent si les journalistes se distancient ou pas de certaines sources d'information.
Ainsi l'usage du terme « terrorisme » présenté comme allant de soi dès lors que « s'en prendre à des civils, s'en prendre à des enfants, s'en prendre à des femmes, s'en prendre à des jeunes qui étaient dans une rave » relève de « méthodes terroristes », c'est de fait considérer que tous les crimes de guerre touchant des civils en relèvent aussi. Cet argumentaire serait entendable si ce terme était appliqué à chaque fois que, justement, c'est le cas. C'est d'ailleurs ce qu'a proposé Leila Shahid en disant que dans ce cas, l’État d'Israël est terroriste, puisqu'il utilise régulièrement ce genre de méthode. Mais il faudrait alors aussi dire que les méthodes de guerre de plusieurs autres États, y compris occidentaux, dans des conflits récents sont aussi « terroristes ».
D'ailleurs, cet usage ne va pas de soi puisque l'AFP, tout comme la BBC, on fait le choix d'une approche moins idéologique pour désigner les attaques meurtrières du Hamas le 7 octobre 2023. Dans un tweet du 28 octobre et un communiqué, aussi bien que lors de l'audition de son patron devant une commission du Sénat, l'AFP explique bien pourquoi « l'emploi du terme terrorisme est extrêmement politisé et sensible », un terme qui invite donc à utiliser cette terminologie avec précaution, à en contextualiser l'usage par les acteurs qui l'utilisent. Nous nous demandons donc pourquoi Mediapart n'a pas fait montre d'une telle prudence à ce sujet, si ce n'est par « parti-pris » ? Or, les organisations internationales en ont adopté un autre, suite à des réflexions et des négociations de longue haleine en matière de droit.
Une lecture occidentale
Assez curieusement, dans un moment historique aussi crucial, les débats au sein des différentes instances internationales, en particulier l'ONU, sont également faiblement documentés ou mis en perspective.
Ainsi, on ne trouve presque nulle part dans Mediapart l'historique des résolutions de l'ONU non appliquées par les belligérants, ni celui de leurs violations respectives du droit international. Or une telle chronologie amène indubitablement à constater une asymétrie : récurrence du côté israélien, caractère ponctuel du côté palestinien.
Les prises de positions de l'État d'Israël et de l'Autorité Palestinienne vis à vis de l'ONU et au sein de l'ONU ne sont pas non plus mises en perspective, pas plus que les États qui reconnaissent ou non l'existence de l'État palestinien. L'évolution des votes des résolutions soit à l'Assemblée générale de l'ONU, soit au Conseil de Sécurité au sujet du conflit israélo-palestinien ne sont pas non plus analysées. Elle est pourtant fort éloquente sur les positions des différents acteurs de la scène internationale.
Par ailleurs, il a fallu une protestation collective dans les fils de commentaires pour que la lettre de démission de Craig Mohler, Directeur du Bureau de New York du Haut Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, soit mise en lien d'un article la mentionnant. Celle-ci fournit pourtant une argumentation juridique précise sur l'existence d'un génocide en cours : elle mériterait à elle-seule un article fouillé.
Ces impasses ne traduiraient-elles pas une forme de déni, et l'incapacité à voir une évidence : le caractère profondément asymétrique des violations du droit international par les deux belligérants ?
Un autre point très problématique pour nous est l'absence d'analyses et le manque d'informations concernant les différentes composantes de la résistance palestinienne. Un article du 16 octobre rend compte des origines complexes du Hamas, il mentionne le fait que certains États l'ont mis sur leur liste d'organisations terroristes mais ne dit rien de la façon dont il est qualifié dans le droit international. Or, on peut légitimement se demander ce qui doit prévaloir dans un contexte international : le droit international ou le point de vue spécifique (et nécessairement orienté) de certains États ?
Cette approche des conflits par la qualification de « terrorisme » plutôt que par le droit international a pourtant une histoire, ancrée tout à la fois dans les guerres d'indépendances (les mouvements indépendantistes ont quasi systématiquement été qualifiés de « terroristes ») et dans celles menées en dépit du droit international sur la base de mensonges (comme l'intervention en Irak de 2003 par exemple).
Dans le cas présent, cette absence de mise en perspective amène Mediapart à souvent présenter implicitement le Hamas comme une organisation qui n'aurait aucune légitimité à administrer la bande de Gaza, malgré des élections. Pourtant, dès le 22 octobre, Checknews a bien décrypté la situation, dans Libération. Mediapart utilise ainsi souvent le terme « ministère de la santé du Hamas » dans le fil du jour plutôt que celui de « ministère de la santé palestinien » quand il s'agit de donner des chiffres. Parle-t-il d'un ministère du Likoud quand il s'agit d'un ministère de l'État israélien ? Non. Ce point, également rappelé par des journalistes, illustre encore une fois une asymétrie dans le traitement de l'information par Mediapart.
Indépendance : un regard médiatique alternatif
Nous sommes un certain nombre à nous informer auprès d’autres journaux pour ne pas rester enfermés dans ce point de vue. Depuis le 7 octobre, les fils de commentaires nous ont aussi souvent fourni des informations plus pluralistes, avec des liens vers des articles intéressants (ou pas) et un espace pour en débattre.
Ainsi, nous sommes étonnés que le travail de vos confrères de la presse indépendante française, francophone, ou anglo-saxonne ne soient pas plus régulièrement cités dans vos colonnes. Et alors que le journal reprend, de façon légitime, certains articles de Haaretz, le point de vue de la presse arabe est cependant absent. Si l'on peut comprendre le souci de Mediapart de ne citer que des médias de confiance, on comprend moins, par exemple, le fait de ne pas retrouver dans les articles de liens vers un média comme Orient XXI. Les travaux de vos confrères de la presse indépendante française ont été souvent relayés dans les fils de commentaires. Pourtant, là aussi, Mediapart les cite peu. Les grands médias non indépendants sont bien plus souvent pris comme référence dans vos colonnes. N'y aurait-Il pas là une contradiction manifeste entre la critique que Mediapart fait de la concentration des médias et ses pratiques journalistiques quotidiennes ?
Nous avons d'ailleurs particulièrement apprécié les critiques indépendantes sur le traitement médiatique de l'information formulées par des organisations participant aux États généraux de la presse indépendante comme Acrimed ou l'AJAR (Association des Journalistes Antiracistes et Racisé·e·s). Le billet de l'AJAR dénonçant, le 10 novembre, un double standard dans le traitement de l'information est particulièrement pertinent.
Mais ces critiques étayées n'ont, semble-t-il, pas permis à Mediapart de s'engager suffisamment tôt dans un regard réflexif sur sa propre ligne éditoriale. Les débats au sein du journal l'en auraient-ils empêchés ? Est-ce encore le cas ? Quoiqu'il en soit, une plus grande considération pour les journaux indépendants et une plus grande méfiance envers la presse française qui ne l'est pas, le fait de prendre au sérieux le travail de la critique des médias, une plus grande ouverture à la presse internationale, ainsi qu'une résolue prise de recul envers la propagande israélienne que vous pourriez aussi décrypter, vous permettraient probablement de nous proposer un cadrage plus pertinent de l'information sur la situation en cours.
Reprise telles quelles des informations de l'AFP
Si nous nous doutons que les informations sur la situation en cours sont extrêmement difficiles à obtenir et à vérifier, à contextualiser et historiciser, si nous ne demandons évidemment pas l’impossible à la rédaction de Mediapart, nous sommes profondément choqués par la reprise sans vérification et sans critique de nombreuses dépêches AFP. Même, par exemple, quand celles-ci se contredisent :
« Les soldats israéliens qui mènent pour le quatrième jour consécutif un raid sur l’hôpital al-Chifa de Gaza ont ordonné via haut-parleur son évacuation « sous une heure », a rapporté samedi un journaliste de l’AFP sur place. » AFP 18/11 8h29
« L’armée israélienne, elle, assurait n’avoir donné aucun ordre d’évacuation mais avoir « répondu à une requête » du directeur de l’hôpital. » AFP 18/11 10h40
C’est finalement la seconde version que la rédaction de Mediapart choisira de publier. Version peu crédible puisque les soignant.e.s de Gaza ont clairement fait le seul choix qu’ils pouvaient faire en tant que soignant.e.s : rester auprès de leurs patient.e.s. au risque de leur vie.
La mise en détention récente par l'armée israélienne du docteur Abou Salmiya, directeur de cet hôpital, en témoigne : pourquoi aurait-il demandé une intervention militaire qui a en fait abouti à son incarcération ? Au moins, le dernier article en date, présente-t-il les deux versions, ce qui est un progrès. Mais l'on ne peut que s'interroger sur l'absence d'autres sources à ce sujet et de regard critique sur les allégations de l'armée israélienne que l'AFP semble reprendre sans aucune méfiance.
Nous avons d'ailleurs bien noté que l'AFP est elle-même traversée d'intenses débats. Mais dans ce cas, est-il raisonnable de reprendre ainsi ses informations, sans les croiser à celles d'autres journaux ou d'autres sources ?
Nous suggérons modestement à la Rédaction de publier les preuves des faits de propagande ou mensonges avérés des belligérants lorsqu'ils sont découverts, voire d'en faire un bilan après-coup. Nous pensons à plusieurs controverses qui devraient faire l'objet de clarifications : l'affaire des bébés décapités, l'affirmation par l'armée israélienne de la présence d'armes du Hamas dans l'hôpital Al Shifa (alors qu'il y a eu mise en scène), l'affirmation mensongère de la présence de centres de commandements sous des hôpitaux à Gaza, qui « justifieraient » de les prendre pour cible au mépris du droit international, etc. Prendre cela au pied de la lettre, ne pas mettre en perspective la dimension de la propagande et de la désinformation (certes partie prenante de toute guerre) ne nous paraît pas soutenable.
Nous demandons de vraies investigations sur les chiffres : ceux communiqués par l'Autorité Politique administrant la bande de Gaza sont souvent contestés, ceux communiqués par l’État d'Israël jamais. C'est d'ailleurs un point régulièrement reproché aux médias français et internationaux. Et pour cause, l'armée israélienne ne permet aux journalistes « embarqués » d'accéder aux « preuves » qu'après coup et les conditions dans la bande de Gaza sont telles que les ONG qui permettaient de recouper les chiffres palestiniens ne peuvent plus le faire. Par ailleurs, qui a enquêté sur le nombre de personnes, parmi les 1400 puis un peu plus tard 1200 morts du massacre du 7 octobre, qui pourraient avoir été tués par la riposte israélienne ?
Un rapport relativiste à la vérité
Certaines déclarations invitent à s'interroger sur l'idée que Mediapart se fait de la vérité :
« On ne peut pas être dans la simplicité, il faut multiplier les regards, il faut multiplier les points de vue à la fois sur le terrain et à la fois dans les interviews. C'est dans la diversité et dans la pluralité que l'on peut essayer de comprendre ce qui se passe.[...] De toutes façons, vous ne pouvez pas avoir la prétention vous, tout seul, d'avoir la vérité. Cette vérité, elle est multiple. Elle n'est pas forcément partagée. La vérité d'une famille israélienne dont les proches sont retenus en otages à Gaza ne peut pas avoir la même parole, la même vision qu'un gazaoui ou une gazaouie qui a dû fuir son foyer parce qu'il a été bombardé et qui a perdu son enfant. » (https://www.mediapart.fr/journal/international/101123/israel-palestine-abonnez-vous-avec-francois-bougon)
Il y a là une confusion inquiétante entre perception, vision et vérité. En tant que lecteur, on peut légitimement se demander si le but d'un journal n'est pas de recouper les informations pour s'approcher au mieux de la vérité (objectif jamais complètement atteint, certes) ou si c'est plutôt de rendre compte de la pluralité de points de vue contradictoires sur un évènement historique ? Il y a en fait là deux registres différents : l'un qui est celui de la construction par le journaliste de faits par recoupements rigoureux et l'autre qui est celui de la publication de perceptions, de points de vues, qu'il est possible de mettre en débat. Si le premier registre demande une distance froide, le second demande effectivement une capacité à être « en empathie » avec différents protagonistes.
Mais l'équilibre entre des points de vue contradictoires ne suffit pas à approcher « la vérité » en l'absence d'une méthode analytique. Le registre de l'analyse distante, froide et rationnelle semble de plus en plus faire défaut dans les grands médias français, Mediapart n'échappant pas complètement à ce constat. Il nous paraît, pour tout dire, que l'empathie n'a rien à faire dans l'approche journalistique..
L'invisibilisation des mobilisations en soutien au peuple palestinien
Depuis le 7 octobre, la France a connu deux séquences. D'abord, l'interdiction des manifestations en soutien au peuple palestinien et la stigmatisation de voix cherchant à contextualiser les attaques, malgré la position officielle de l'ONU. Puis l'autorisation de manifester doublée d'une relative invisibilisation dans la presse. Le plus frappant à cet égard est le prisme uniquement parisien de Mediapart et l'importance que le journal accorde aux personnalités des partis et syndicats, qui sont évidemment souvent peu présentes sur le terrain « en région ». Hors de Paris, pas de personnalité connue, pas de couverture de la mobilisation ou presque, à part ponctuellement dans une partie de la presse régionale, et encore. Pas d'analyse non plus de ce dont ces interdictions et cette invisibilisation sont le symptôme.
Mediapart ne semble pas non plus prendre au sérieux le caractère traumatisant de cette actualité pour ses lecteur.ices, l'impuissance qui peut être ressentie devant des massacres de masse. L'article de Mona Cholet dans vos colonnes le mentionnait pourtant fort bien : « j’ai eu plusieurs fois l’impression – comme beaucoup, je crois – de perdre la tête ». Et les commentaires de cet article sont très édifiants sur le ressenti de nombreux.ses lecteur.ices. Nous nous doutons bien que ce ressenti peut aussi traverser les journalistes, ou a minima que le fait de traiter cette actualité est très difficile, et peut les mettre en porte-à-faux, entre leur sensibilité propre et l'impératif de leur travail.
Or, le fait de voir aussi que des mobilisations existent pour demander un cessez-le-feu permet au moins de sortir du sentiment de solitude et d'impuissance face à l'actualité sanglante.
Il est pourtant possible de rendre compte plus globalement des mobilisations internationales pour sortir du tunnel de l'actualité franco-française. Il est également possible de citer la presse régionale concernant les mobilisations locales simultanées afin de ne pas rester enfermés dans un point de vue parisien les jours de mobilisation. Mediapart l'a déjà fait en d'autres temps, en s'appuyant notamment sur ses partenariats locaux avec Médiacités, Rue89, Marsactu, Le poulpe, Bondyblog, etc. Il est également possible de donner la parole aux organisateur.rices de ces mobilisations, puisqu'elles font partie de l'actualité.
Il y a enfin là un enjeu concernant la liberté d'expression, comme l'a souligné dès le 6 novembre le chercheur Laurent Bonnefoy : rétrécir « l’espace laissé en Europe, et en France en particulier, à toute forme d’expression de soutien aux droits des Palestiniens » pose à l'évidence un problème démocratique.
Antisémitisme, mythes et réalité
Ici aussi, nous sommes très surpris par le timing de vos articles concernant l'antisémitisme et les racismes en général. L'émotion, l'urgence, le traitement au coup par coup ont primé au fil des évènements, le journal semblant en fait varier d'angle au gré de l'actualité médiatique et politique.
Un de vos articles récent, du 22 novembre, nous apprend qu’aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, « les crimes de haine sont indistinctement passés à la loupe, ce qui malheureusement n’existe pas en France. Cette absence d’un référentiel commun à tous les racismes devrait inciter les journalistes à la prudence concernant à la fois la quantification, la qualification et l’origine des agressions, surtout en période d’emballement médiatique et politique.
Là encore, à partir du moment où l'augmentation des actes antisémites ont été progressivement mis à l'agenda médiatique par différents acteurs politiques, Mediapart s'est focalisé sur le sujet, sans l'analyser froidement et le mettre en perspective de façon plus globale avec les autres discriminations et agression racistes qui ont pu également augmenter sur la même période. Nous, lecteur.ices, avions donc trop peu d'éléments tangibles pour dissocier ce qui relevait d'un effet de loupe de la part du gouvernement (en particulier du ministre de l'Intérieur) et la réalité des faits.
Dans quelques cas, Mediapart a su faire des articles équilibrés. Dans d'autres cas, comme dans l'affaire des étoiles de David bleues, la rédaction a d'abord relayé, le 31 octobre, des déclarations tous azimuts laissant croire à une flambée d'antisémitime « faisant penser à Berlin dans ses pires heures » avant de nous informer à partir du 8 novembre qu'en fait l'enquête en cours pointait vers une manipulation étrangère. Comment les lecteur.ices peuvent-ils protéger leurs esprits contre la propagande dans ces conditions ?
La couverture éditoriale autour de la marche contre l'antisémitisme du 12 novembre faisait la part belle aux émotions, aux polémiques et aux condamnations politiques, souvent mal argumentées de surcroît. Au cours de cette séquence, les actes islamophobes ont été largement invisibilisés dans les médias français, malgré un communiqué de l'AJAR mentionnant, dès le 2 novembre, les pressions, propos ou actes racistes dans de nombreuses rédactions.
Il a fallu attendre l'agression raciste du 20 novembre pour que la question de la montée en France d'un racisme contre les arabes et ou les musulmans, et plus globalement des « minorités visibles » ne revienne dans les colonnes de Mediapart.
Nous sommes donc très surpris du manque d'approche sociologique scientifique concernant l'antisémitisme et les racismes en général et nous relevons que Mediapart a attendu le 22 novembre pour adopter cet angle, à propos de l'école.
De même que le recensement des atteintes à la laïcité par le ministère de l'Éducation nationale opère un effet de loupe, celui des actes antisémites par celui de l'Intérieur est à questionner, surtout en pleine tempête médiatique. Ainsi, va-t-on comptabiliser parmi ces actes de banales ou grossières provocations d'adolescents dans les établissements scolaires. Gérald Darmanin reconnaît que près de la moitié des chiffres qu'il cite sont constitués de tags, affiches et banderoles. A contrario, le racisme antimusulman est très largement sous-estimé, pour plusieurs raisons, à commencer par la démission de ses victimes s'autocensurant et renonçant à porter plainte.
Votre traitement des débats concernant l'existence d'un « antisémitisme de gauche » en a aussi laissé plus d'un perplexe. Là encore, le principal problème semble être l'absence de chiffres fiables permettant de qualifier voire démontrer son existence, et de le mettre en perspective dans une vision plus globale concernant tous les racismes présents dans la société française.
Dans ce contexte, l'affirmation d'un antisémitisme « de gauche » relève plus d'une hypothèse que d'un fait avéré, alors que, dans le même temps, celui de l'extrême-droite voire de la droite extrême n'est plus à démontrer, comme l'a fort bien documenté Mediapart.
Cette question surgit dans le débat public alors que de nombreux médias « occidentaux » se complaisent à opposer la tragédie de la Shoah, les persécutions et exterminations des juifs européens, au processus de colonisation de la Palestine par l'État d'Israël, processus incluant l'exode forcé et le meurtre de nombreux Palestiniens (des crimes à ce jour impunis par la « communauté internationale »). Cette lecture de la situation au Moyen-Orient s'inscrit dans le récit d'une « guerre des civilisations », présentée comme une fatalité.
Où est alors la problématique d'un « antisémitisme de gauche » ?
Le terme semble contradictoire tant il oppose deux valeurs importantes pour la gauche : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et la lutte contre tous les racismes (dont l'antisémitisme). Il sous-entend, en fait, qu'une partie de la gauche privilégierait le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et ferait l'impasse sur une forme de racisme, l'antisémitisme. Il sous-entend aussi que cette même gauche établirait des priorités dans sa lutte contre tous les racismes. De plus, le terme s'inscrit opportunément dans ce discutable voire mythique récit de la « guerre des civilisations ».
Est-il bien raisonnable de se poser cette question à chaud, dans un contexte de guerre de l'information intense autour du conflit en cours au Moyen-Orient ? Ce type de question complexe demande une réflexion à froid, basée sur une enquête approfondie, et certainement pas des prises de positions tous azimuts au milieu d'un emballement médiatique.
Cette approche fait d'ailleurs l'impasse sur une autre hypothèse possible, qui permettrait justement de ne pas opposer droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et lutte contre l'antisémitisme. Peut-être est-ce justement parce que la mémoire de la Shoah est forte que le mot d'ordre «Plus jamais ça» reste une priorité pour bon nombre de gens. Mais il est alors compris comme devant s'appliquer de façon universelle : aucun peuple ne mérite d’être déshumanisé, colonisé, humilié ou exterminé. C'est une position qui a été défendue par certaines organisations juives de gauche, mais aussi par des jeunes américains, comme en témoigne une vidéo TikTok du compte Misha's musings, traduite en français et diffusée sur le compte X (ex-Twitter) de Caisses de grèves.
Conclusion
Il nous semble enfin caricatural de penser que toutes les critiques adressées au journal ne sont le fait que des « lecteurs qui ne viennent pas sur des sites d'informations pour s'informer » mais « pour conforter leurs identités ». Mais alors, pourquoi payer un abonnement à un journal puisque le fait de trouver une confirmation à son propre point de vue peut tout à fait se faire en visitant des sites internet gratuits ou via des réseaux sociaux ? N'avez vous pas conscience d'insulter quelque peu l'intelligence de vos lecteurs avec une telle affirmation ?
Ne faites vous pas l'impasse sur les recherches portant sur la littérature et les médias qui insistent sur la relation complexe entre auteur.ice, texte et lecteur.ice et sur le contexte éditorial dans lequel une information est lue, reçue ? Vos choix éditoriaux participent à notre lecture des évènements et nous le savons, de façon plus ou moins consciente. Il est aussi relativement logique que notre lecture participe à produire le sens d'un article. C'est d'ailleurs tout l'intérêt des commentaires : ils nous permettent aussi de confronter nos différentes lectures d'un même article. Celles-ci peuvent diverger de ce que vous pensiez écrire, mais notre regard n'est pas toujours dénué d'une réflexion rationnelle, comme votre argument le sous-entend.
L'intérêt que l'on trouve à un article n'est pas systématiquement une affaire d'opinion, ou de préalable personnel, le problème n'est pas nécessairement toujours de savoir si l'article « plaît ou déplaît au lecteur ». Le problème est bien plutôt celui annoncé par le journal : l'article permet-il ou pas « d'y voir plus clair » ?
En ce sens, le contrat entre la Rédaction et le lecteur, qui est supposé résultat d'une rencontre, échoue à être contresigné.
Nous ne convoquons pas Mediapart à un genre de tribunal de l’information mais, attachés à notre journal, nous ne comprenons pas la ligne éditoriale choisie sur le massacre en cours à Gaza. Nous estimons avoir le droit, en tant que lecteur.ices et contributeur.trice.s, d'obtenir des explications de la part de la rédaction de Mediapart.
Ajout du 2 décembre 2023
Nous n'avons pas tous.tes la même lecture du conflit israélo-palestinien et nous sommes de sensibilités politiques différentes. Nous sommes loin d'être toujours d'accord entre nous sur certaines questions. Mais nous nous sommes mis d'accord sur le contenu de cette lettre afin d'interpeller Mediapart sur des points précis qui nous posent problème à tous.tes. Notre consensus d'action se limite à cela.
Par conséquent, les prises de positions individuelles des rédacteurices en dehors du contenu de cette lettre n'engagent qu'elleux et elleux-seuls. Mais nous refusons que cette liberté d'expression individuelle soit utilisée pour discréditer ou stigmatiser ce travail collectif.
Cette lettre ouverte fonctionne sur le principe d'une pétition. Toute personne qui s'y reconnaît peut la signer. Personne n'a besoin de justifier de ne pas la signer. Nous ne voulons pas que cette lettre soit utilisée pour stigmatiser des personnes en raison de leur origine (réelle ou supposée), de leur culture, de leur religion, de leur couleur de peau, de leur genre ou préférence sexuelle, de leur opinion, de leur sensibilité politique ou de tout autre critère discriminatoire.
Nous proposons simplement un regard argumenté de lecteur.ices sur un traitement médiatique.
Pour que nous puissions enregistrer les signatures plus facilement, merci de nous indiquer dans un nouveau commentaire si vous voulez signer, et pas dans une réponse sur un fil de commentaires.
Ajout du 7 décembre 2023
Dans l'imminence de la diffusion de "A l'Air Libre", nous avons eu confirmation que la Lettre Ouverte y sera évoquée, et qu'Edwy PLENEL sera présent sur le plateau. Supposant que cela suscitera de nouvelles réactions, nous réouvrons donc le fil de commentaires.
Signataires et rédacteur.ice.s
Alexis Magine, CitrouilleOrange, Jean-Pascal Medurio, Marianne Durand
Pour les personnes qui veulent nous rejoindre et signer notre tribune, merci de nous l’indiquer en commentaires, nous collerons leurs noms dans l'article.
Signataires:
(pas forcément par ordre d'apparition)
1- JEAN GUINARD, 2- SANYET, 3- BANKRUPTCY, 4- LETHOMAS, 5- UTOPART, 6- HALTEAUFEU, 7- DOBELLE, 8- ROSE-MARIE SAINT-GERMES AKAR, 9- JOELMARTIN, 10- NINAKAT, 11- MUSTAPHA AIT LARBI, 12- ROLLPAP, 13- HUGHES POLTIER, 14- AMANDLA NGAWETHU, 15- PGENTET, 16- STEPHANE M., 17 - JOSETTE NICOLA, 18- MARC TERTRE, 19- INC57, 20- H JAN, 21- ALICEBERNUS972, 22- ROBERT JOUMARD, 23- CREON LESPERANCE, 24-CORNEILLE (S.B.), 25- LUCBIGEU, 26- LAAFIBAL 27, -JEAN.HOURCADE1@GMAIL.COM, 28- FAMBODERO, 29- ROSELYNE ARTHAUD, 30- EDMOND KOBER, 31- ETIENNE TROUVERS, 32- ARBUSTE, 33- Jean-Paul JARDIN, 34- PRADES&CIE, 35- FRANCIS DIEUDONNE, 36- BAKOUNINE36, 37- HERRAS, 38- GUY_PERBET, 39- SGTOTORE, 40- CEINNA COLL, 41- LORK, 42- SYLVIE BRISSON, 43- RESISTANCE, 44- FEDHMAN KASSAD, 45- KAZE TACHINU, 46- ESPAILLAC, 47- MANOIR DES BOIS, 48- GILBERT MARTINAT, 49- IDA ROCHE, 50 -LACONI, 51- BERJAC, 52- CALAMITAS, 53- DEDORCA, 54- QUININE, 55- JACO48, 56- YOTSUYA, 57- FRANCISCO DE LUCA, 58- NANOUJANE, 59- AMOK KHAN 60- CE14, 61- Dominique PACOUD, 62- Nicole CAIRANNE, 62- TCHIBO, 63- LUSSEGLIO, 64- KIRAZ, 65- GEORGES YOAN FEDERMANN, 66- CCOLIN, 67- MARIESOARES, 68- ANNIE COMPS, 69- SARAVAH, 70- LEZARD MARTIAL, 71- DANDACHI, 72- AMALFI LOUP, 73- CHAMARAL,74- GILBERT MARTINET, 75- JEAN MARIE VIEILLE, 76- ECHANGES PERIPHERIQUES, 77- SPAMMB , 78- PLEURESPAS JEANETTE, 79- AMI JACQUES, 80- RENALD,78- 81- ANNEELICABE, 82- EMMA.BELAMRI@HOTMAIL.FR, 82- TOUSSAINT973, 84- IVAN JOUMARD, 85- ROVEN76, 86- LARACHOIS, 87- ANNE RAMARE, 88- LAIRDERIEN, 89- HEROUVILLE, 90- VCC, 91- DECORCA, 92- LOUIS VIDONNE, 93- KALAWANG, 94- ACTION POPULAIRE EN MARAIS POITEVIN, 95- JEAN-LOUIS HAGUENAUER, 96- SERGE MARTIN, 97-V.VILLAIN, 98- ALAIN MARSHAL, 99- BARRABAN, 100- BERTRAND COLOMB, 101-RENELLE