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Billet de blog 18 novembre 2012

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Effacer la vie

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Que c’est triste une porte grise !

En ces temps où s’exprime fortement la différence entre les forces de progrès, celles qui ont toujours fait les avancées législatives d’une société qui évolue et bâtit sa civilisation, et les forces du conservatisme qui, viscéralement, ne voient dans ces évolutions qu’un ferment d’implosion de la société et une atteinte aux "volontés divines",  en ces temps, donc, un « petit fait » m’apparaît bien révélateur de ce qui nie l’Homme au point de faire douter de notre humanité.

Pendant des années, dans un renfoncement correspondant à une porte de service, jamais utilisée, d’un bâtiment construit à l’intérieur d’un pétale routier de raccordement au tunnel de Fourvière, un homme plus bien jeune avait installé des cartons, des couvertures, quelques affaires … probablement la totalité de son bien … et il se tenait là assis ou couché, jour et nuit, au ras du trafic automobile incessant de tous les Lyonnais quittant le centre-ville pour gagner l’ouest de l’agglomération, la Bourgogne ou même Paris.

Au cours de ces années, comme tant d’autres, je suis très souvent passé à moins de trois mètres de cet homme, dont le visage m’était devenu familier mais sans jamais pouvoir échanger quoi que ce soit avec lui car ce que l’on appelle « l’escargot » interdit à celui qui s’y est engagé de s’arrêter ne serait-ce qu’une seconde. Cet homme dégageait une émouvante dignité, avec un regard hiératique sur le flot des automobiles s’enroulant autour de lui avec, juste derrière, la Saône coulant bien lentement vers son confluent avec le Rhône. Il donnait l’impression d’être en dehors du temps et, alors que le langage commun l’aurait situé « au trente sixième dessous », toute son attitude le situait bien au-dessus de ceux qui lui tournaient autour au volant de leurs voitures.

Un jour chacun put remarquer que ses affaires étaient bien pliées et empilées dans un angle de son renfoncement et qu’il n’était plus là … et puis elles disparurent. Je viens d’apprendre par des amis, dont le fils allait parfois, à pied, lui parler, qu’il avait été hospitalisé et qu’il était mort.

Quelqu’un, je ne sais pas du tout qui, quelques temps après le départ de cet homme, avait peint sur la porte sa silhouette avec son pull-over vert, assis avec le dos appuyé contre le chambranle, une jambe allongée, l’autre pliée en équerre. Beau talent de peintre ! L’homme était de retour … en image. Bel hommage, belle façon de garder un souvenir et de marquer le respect dû à tout homme, car il n’y a pas que « le soldat inconnu » qui mérite qu’on le célèbre.

Puis, dans un bureau anonyme, quelqu’un, que je plains, a donné l’ordre de repeindre la porte en gris … en effaçant ainsi la dernière trace de cette vie.

Cette porte est désormais là grise, vide … mais cet homme, hélas inconnu, continuera de remplir nos pensées, car on ne peut pas effacer un homme d’un simple coup de peinture grise.

Jean-Paul Bourgès 18 novembre 2012

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