Le rocher vient de dégringoler la pente à toute allure une fois de plus et Sisyphe, assis sur le bas-côté, la tête dans les mains, dans un profond état d’hébétude, cherche à comprendre pourquoi, une fois encore, ce foutu caillou lui a échappé.
Bien qu’ayant promis d’être un « Sisyphe normal » ne s’occupant que de ce qui lui avait été confié … le rocher … il avait touché à beaucoup d’autres tâches, comme ses prédécesseurs. C’est ainsi qu’il avait cru devoir couper lui-même toutes les têtes de l’hydre de Lerne … mais il est vrai qu'en contrepartie il avait imprudemment oublié de faire appel à Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias … et que la pestilence qui s’en exhalait était telle que le voisinage finissait par confondre dans son exécration l’empuanteur et l’empuanti … « Tous pourris ! » clamaient les braves gens à l’invitation de la déesse Poséidonie dans sa marine extase de montée inexorable vers l'Olympe.
Tout empêtré dans ses mélanges du genre, notre pousseur de rocher, ne comprenant plus rien à rien, semble incapable d’imaginer même simplement avoir une part de responsabilité dans une débâcle assez exceptionnelle.
Et pendant ce temps-là, outre-Atlantique, des scientifiques étudient calmement comment et pourquoi des rochers de plusieurs centaines de kilos semblent se déplacer tout seuls … et même éventuellement en remontant de légères pentes … sur un lac de sel séché dans la « Vallée de la mort » en Californie.
Ce phénomène, connu et observé depuis le début du XXème siècle, donna lieu à une multiplicité d’hypothèses les plus farfelues avec le cortège habituel d’interventions d’extraterrestres, d’essais d’armes secrètes, et quelques supercheries plus triviales réalisées par des illusionnistes.
Des équipes de scientifiques, très pointues et dotées d’appareils sophistiqués se penchèrent sur le phénomène et découvrirent tout simplement que le vent, le vent seul, lorsque le sol est particulièrement lisse et glissant parce qu’une mince couche de glace en surface a transformé ce sol en piste de curling naturel, peut, lorsqu’il dépasse les cent quarante kilomètres à l’heure, déplacer un rocher sur de longues distances sans aucune intervention surnaturelle.
En observant le désarroi de notre Sisyphe national, je me suis donc dit qu’il devrait peut-être faire appel à Eole, son père, pour l’aider à remonter le rocher. Faire du vent … il connaît !
Jean-Paul Bourgès 25 mars 2014