Jean Paul Colleyn

Anthropologue, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Billet de blog 1 avril 2024

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Un infatigable militant des droits de l’homme. Emmanuel Terray (1935-2024)

Emmanuel Terray, né, en 1935, philosophe et anthropologue à l’École des Hautes Études en Science Sociales, est décédé le 25 mars dernier. Il laisse une œuvre importante d'écrits sur l’Afrique, de nombreux essais et quelques œuvres plus littéraires. Il a toujours impressionné ses collègues par son honnêteté, ses qualités de tribun, son érudition et son engagement citoyen.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En mars 1996 à Paris, les travailleurs africains sans papiers ont commencé à manifester en occupant le gymnase Japy, puis en s’installant en différents lieux toujours provisoires. Ils ont fini par occuper l’église St-Bernard.

Au début du mois d’août, Emmanuel Terray s’est joint aux quelque deux cents Parisiens qui montaient la garde autour de l’église pour éviter une expulsion violente. Le mouvement était soutenu par toute une série d’associations (Droit au Logement, Droit Devant, Ligue des droits de l’homme, MRAP), par un certain nombre de militants politiques et de sympathisants. Il y régnait une atmosphère de solidarité chaleureuse, sans formalisme et sans hiérarchie. Le 23 août, la police a expulsé les occupants de Saint-Bernard de manière extrêmement violente. L’ordre venait de haut : l’église dépendait de la Mairie de Paris, qui était aux mains de Jean Tiberi, ami politique du ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré et du premier ministre, Alain Juppé.

Cette expulsion a plongé Emmanuel dans une colère profonde, non seulement à cause de cette brutalité, mais aussi parce qu’il se souvenait de l’accueil qu’il avait reçu, au cours de sa carrière d’anthropologue, dans plus de cent villages ivoiriens et ghanéens, sans que jamais, on lui demande le moindre papier. Il y avait toujours été très bien accueilli ; on lui réservait toujours la meilleure chambre et la meilleure table. Il s’est donc senti personnellement impliqué.

Par la suite, une centaine de travailleurs sans-papiers chinois sont venus trouver les Africains de Saint Bernard pour leur demander de participer à l’occupation de l’église. Les gens de Saint-Bernard, qui formaient une communauté déjà très structurée, ne pouvaient accepter facilement cette demande, mais ils ont encouragé les Chinois à se constituer en collectif, à côté du leur et les ont aidés. Se posait alors un problème de langue.

Élisabeth Allès, une anthropologue qu’ils connaissaient (malheureusement disparue en 2012), a accepté de leur servir d’interprète et Emmanuel a proposé son aide. C’est ainsi qu’a commencé le Troisième collectif des sans-papiers parisiens. Saint-Bernard fut le premier, Saint-Hyppolite, qui comptait aussi un certain nombre de Chinois, fut le second, mais ce collectif s’est dissout après avoir négocié ses meilleurs dossiers avec le ministre Toubon, Maire du XIIIe arrondissement à l’époque.

Le Troisième collectif fut une expérience extraordinaire, parce que des centaines de personnes qui étaient d’origines très différentes, qui parlaient différentes langues, ont réussi à travailler ensemble pendant des mois. Même s’il comptait près de 60% de Chinois, il y avait 35 nationalités : un nombre important de Turcs, des Maghrébins, des Africains de tous les États d'Afrique Noire, des Haïtiens, des Philippins. Les assemblées se déroulaient en français, en turc et chinois et chaque intervention était traduite. A un moment donné, il fallut appeler d’autres traducteurs en renfort pour les Philippins qui ne parlaient aucune de ces trois langues, mais pouvaient comprendre l'espagnol ou l'anglais.

Au cours de la première année, le collectif a commencé assez par occuper le Centre des étrangers de la rue d'Aubervilliers, puis le Centre des étrangers du Bd Sébastopol, sans que la Préfecture accepte d’examiner un seul dossier. Le mouvement a donc poursuivi ses actions en occupant l'Église Saint-Jean-Baptiste de Belleville et en envahissant le chantier du Stade de France, toujours sans résultat.

Au printemps 1997, le changement de gouvernement et l’intervention du nouveau ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, ont quelque peu débloqué la situation. Environ 900 dossiers ont été déposés et 600 régularisations ont été obtenues. Mais à l'automne, les portes se sont refermées, laissant en rade quelque 300 personnes. Une nouvelle campagne a démarré, en sollicitant cette fois les Protestants (foyer de Grenelle, églises de Béthanie et de Batignolles), car les Protestants avaient un souvenir historique de la persécution et de l'exil, qu’elles que soient leurs orientations politiques.

Le gouvernement faisant désormais la sourde oreille ; l’idée a germé de lancer une grève de la faim. Emmanuel Terray s’est lancé dans l’aventure, le collectif estimant que si un intellectuel français y prenait part, cela attirerait plus rapidement l'attention des médias et du gouvernement. Ce calcul s'est d’ailleurs vérifié, après quelque vingt jours de grève.

Cela se passait aux Batignolles, la grève a commencé le 15 juin et elle a duré un mois. Il y avait 30 grévistes : un jeune Algérien, 14 Turcs et 14 Chinois (dont huit femmes et six hommes). Un rideau avait été installé pour que, pendant la nuit au moins, ces jeunes femmes puissent avoir un minimum de retraite.

Finalement, des négociations ont abouti à la régularisation de 23 grévistes sur les 29. Les autres ont été régularisés par la suite, mais certains ont attendu des années avant d’avoir leurs papiers. En gros, la régularisation représentait 15% des dossiers déposés. C’était donc une victoire relative, même si le gouvernement avait tenu à faire preuve de fermeté et à ne pas donner l’impression de donner une prime à la grève de la faim.

Emmanuel Terray, qui a toujours impressionné ses collègues par son honnêteté et ses qualités de tribun, donne un exemple rare d’érudition (en philosophie, en histoire, en anthropologie), de talent littéraire et d’engagement citoyen.

Cet article repose sur des entretiens avec Emmanuel qui ont donné lieu à un livre : Traversées, Emmanuel Terray en dialogue avec Jean-Paul Colleyn. Bruxelles, Ed. Labor, 2005, 73 p.

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