Jean Paul Colleyn

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Billet de blog 6 mai 2024

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Un mouvement documentaire au Nigéria

La presse occidentale n’évoque pas souvent le Nigeria, sinon pour souligner les horreurs perpétrées par Boko Haram, la malédiction du pétrole et la vigueur du cinéma de Nollywood. Certes, pour nombre de Nigérians, la vie quotidienne est très difficile, mais il faut souligner l’extraordinaire dynamisme culturel du pays.

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Dans la fiction comme dans le documentaire, les Nigérians ont appris à se débrouiller sans trop en attendre du secteur public ni de l’aide internationale. Le Nigeria est un immense pays de plus de 200 millions d’habitants, qui pourrait devenir le troisième pays le plus peuplé de la planète à la fin du siècle.

À côté du journalisme, le cinéma documentaire y joue un rôle important dans la défense des valeurs citoyennes et démocratiques. L’essor du cinéma documentaire en Afrique se confirme chaque année et le Nigeria en est bel exemple, au point qu’on peut parler d’un véritable mouvement documentaire, qui a ressuscité après le confinement dû à la covid.

La 14ᵉ édition du festival international de films documentaires IREP s’est tenue à Lagos du 21 au 24 mars dernier, au Freedom Park, une ancienne prison coloniale transformée en parc à thème, et à l’Alliance Française. L’objectif de ce festival, porté par trois hommes de culture infatigables, Jahman Anikulapo, Femi Odugbemi et Makin Soyinka, est d’échanger des idées et de défendre les valeurs portées par les films documentaires à l’échelle du continent africain et de ses diasporas.

Sous la bannière de cette dernière édition Righting The Future (Orienter le futur), plus d’une quarantaine de films soigneusement choisis ont été projetés et discutés. Il s’agissait de réfléchir sur l’avenir d’un continent qui souffre de nombreuses aberrations politiques et d’une crise quasi générale des états.

Cette édition était aussi dédiée à Wole Soyinka, dont on fête cette année le 90th anniversaire. Prix Nobel de littérature, poète, dramaturge, essayiste, tenace militant des droits de l’homme, de la démocratie et de l’émancipation de l’Afrique, il anime la scène intellectuelle mondiale depuis six décennies.

Dans son livre The Man Died, Soyinka écrit que l’homme meurt en chaque personne qui garderait le silence face à la tyrannie. Il s’agit là d’une mort morale et mentale, une menace que Soyinka sut vaincre pendant ses années de prison. Les « keynote speakers » de la section Soyinka du festival étaient Manthia Diawara, écrivain, cinéaste, né au Mali et professeur de littérature comparée à l’université de New York et Awam Amkpa, dramaturge, réalisateur nigérian, mais aussi Doyen pour les Arts et les Humanités à l’université de New York - Abu Dhabi. Tous deux ont récemment consacré un film à Wole Soyinka.

Il n’est guère possible d’évoquer tous les films projetés, mais donnons quelques exemples qui reflètent l’esprit de l’époque. Loot and the Lost Kingdom (Le butin et le royaume perdu, 2023), de la productrice et réalisatrice nigériane Gbemi Shasore, recherche les objets d’art dérobés à l'Afrique et plus particulièrement au Nigeria et dénonce la perte causée par cette spoliation pour les savoirs locaux, la culture, la vie spirituelle et les sciences au Nigéria.

Le thème de la restitution a aussi été abordé par le film Maison Gbegbe – Sea never dry, fruit de la collaboration entre une artiste visuelle néerlandaise, Mathilde ter Heijne, et un réalisateur togolais, Dodo Adogli. Nous avons aussi pu voir sur grand écran plusieurs films liés au parcours héroïque – le mot n’est pas trop fort – de Wole Soyinka : Wole Soyinka Poète-citoyen, de Pierre Le Bret et Bankole Bello, produit en France en 1990 ; Kongi : Here & There, du regretté Rufus Orisayomi, surnommé Papi Ru ; le film de notre ami Femi Odugbemi, A Humanist Ode for Chibok Leah, tout frais de cette année ; Prof Wole Soyinka. Years Unend of activism, du Nigérian Timothy-Crown Aderibigbe, également un produit de l’année ; Wole Soyinka, Child of the Forest, d’un acteur et réalisateur nigérian établi en Afrique du Sud, Akin Omotoso, Negritude : a Dialogue entre Wole Soyinka et Léopold Sédar Senghor, de Manthia Diawara, The Making of the Man Died, de Femi Odugbemi en conversation with Awam Amkpa, réalisateur d’une adaptation du livre éponyme de 1972, qui est le récit par Wole Soyinka de son emprisonnement sans procès pendant 22 mois entre 1967 et 1969.

Remarquable, aussi, le film Madu de Matthew Ogens et Joël Benson, qui nous emmènent sur les traces d’un jeune garçon qui quitte le Nigeria pour s’inscrire dans une école de danse fameuse en Grande-Bretagne, un choix lourd de sacrifices.

The Fuji Documentary (2023), de Saheed Aderinto, ne porte pas sur la firme de matériel photo japonaise, mais sur le plus vigoureux mouvement musical yoruba, qui a fortement influencé l’Afrobeat, le hip-hop et le gospel contemporain. Le film raconte notamment l’incroyable histoire de Sikiru Ayinde Barrister (1948-2010), l’homme qui inventa le Fuji.

Le deuxième jour du festival s’est terminé par une table ronde sur le thème brûlant de la désinformation et la mésinformation, avec comme sous-titre The Media in the Age of Discontent (que l’on pourrait traduire par Les médias par gros temps), à laquelle j’ai eu l’honneur de participer. Le panel comprenait un ex-ministre de la Culture dans le gouvernement Buhari, Lai Mohammed, la journaliste Anikeade Funke-Treasure, le politiste et éditorialiste Anthony Kila, l’historien et juriste Nze Ed Keazor et moi-même, anthropologue à l’Ehess, à Paris.

Nze Ed Keazor a souligné la tension (le dilemme ?) entre la liberté d’opinion et la propagation des rumeurs. Aujourd’hui, les « fake news » constituent une menace majeure contre la démocratie, alors qu’en même temps, il faut pouvoir garantir la liberté d’expression. Avec humour, mais une certaine gravité, Lay Mohammed a livré un témoignage personnel : de pures calomnies à propos de sa fortune lui ont causé des dommages irréparables.

Il plaide quant à lui pour un meilleur contrôle des réseaux sociaux, même s’il se déclare attaché à la liberté d’expression. De son côté, Anthony Kila, politiste, estime que l’éducation et l’esprit critique doivent toujours l’emporter sur la censure et la répression. Mme Funke-Treasure, brillante modératrice des débats, a souligné le réel danger que des groupes de pression abusent de leur position dominante pour répandre la désinformation.

De mon côté, j’ai tenté de montrer la nécessité de distinguer conceptuellement différents types de fictions (y compris les fictions théoriques et artistiques). Ce qu’il faut combattre, ce sont les fausses informations diffusées dans l’intention de nuire ou de servir malhonnêtement un objectif partisan.

Les différents orateurs ont convenu que l’enseignement et la formation (y compris à l’image, aux nouvelles technologies, à la théorie critique) doivent jouer un rôle majeur, car ce sont les seuls moyens de sortir par le haut de ces problèmes difficiles. Laissons le mot de la fin à un des principaux organisateurs de l’Irep festival :

« À la fin de tout bon documentaire, nous ne sommes plus pareils. Notre monde s’est élargi, notre esprit s’est enrichi et, avec un peu de chance, nous sommes motivés pour lutter pour l’avènement d’un monde meilleur. Un bon documentaire, comme toute forme de narration, devrait être une expérience visuelle à plusieurs niveaux. Au-delà du récit, il devrait restituer toutes les nuances de la mise en image et des messages subliminaux lancés par des personnages en situation. C’est l’impact artistique qui permet à une image de s’imprimer dans notre conscience. » (Femi Odugbemi)

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